Le bonheur, une chose trop sérieuse pour être laissée aux sondeurs

http://www.rue89.com/2013/04/27/bonheur-chose-trop-serieuse-etre-laissee-sondeurs-241772

 

Deux hippopotames du zoo de Philadelphie (Pennsylvanie), le 14 octobre 2009 (PureStock/SIPA)

Depuis quelque temps, on en fait des tonnes
avec des statistiques de « bonheur » issues de sondages, où l’on pose
aux gens une question du genre « êtes-vous globalement satisfait de la
vie que vous menez et pourriez-vous noter votre degré de satisfaction
entre 0 et 10 ? ».

Les commentaires fleurissent sur le prétendu déficit de bonheur des
Français au regard d’autres peuples. Je ne vais pas y aller par quatre
chemins : tout cela, c’est du vent médiatique, en même temps qu’une
source de notoriété facile pour un petit cercle d’économistes
spécialisés dans la ventilation.

Making of
Cet article a été initialement publié sur le blog que Jean Gadrey tient sur Alternatives Economiques. Nous le reproduisons avec son amicale autorisation.

Je ne dis pas qu’on ne peut rien faire ou dire d’intéressant dans le
domaine de « l’économie du bonheur » (objet d’un bon petit livre de
Sophie Davoine dont j’ai déjà rendu compte).

Mais ces histoires de Français malheureux, ce « benchmarking »
international, avec des explications hautement spéculatives de notre
prétendu malheur, c’est à peu près aussi sérieux que les thèses des
économistes Algan et Cahuc sur le fait que nous serions le pays de la
défiance généralisée.

Des thèses réduites à néant, y compris sur le plan méthodologique, par des critiques dont j’ai également fait état. Serais-je trop sévère ? A vous de voir, compte tenu de ce qui suit.

Pour l’OCDE, la France est au-dessus de la moyenne

Les prophètes de malheur, par exemple ceux qui sont parvenus à
« vendre » à la presse britannique un article à succès sur la morosité
des Français, en tapant au passage sur le système éducatif français (qui
a bien des défauts, mais rien ne prouve leur influence sur ces
données), se gardent bien de présenter les statistiques comparatives
complètes.

Ils vous disent que la note moyenne de bonheur subjectif des Français
est inférieure à celle des Etats-uniens, des Canadiens, des Suisses ou
des Nordiques. Ce qui est vrai. Vous disent-ils que nous sommes un peu
mieux classés que le Royaume-Uni, et nettement mieux que l’Allemagne,
l’Espagne, l’Italie ou le Japon ?

Voici le dernier tableau disponible de l’OCDE pour 33 pays. La France est 14e,
au-dessus de la moyenne pour cet ensemble, avec une note de 7, contre
7,1 aux Etats-Unis, une différence non significative. L’écart est plus
significatif avec l’Allemagne (6,7, soit la moyenne pour les pays de
l’OCDE) et plus encore avec le Japon et l’Italie (6,1).

Indices de satisfaction de vie (OCDE)

Zut, à l’heure où le modèle allemand nous est présenté comme la seule
voie de sortie, ce serait un anti-modèle de bonheur national ? A quel
saint se vouer ?

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : il n’y a pas de malheur
français avéré, même en s’appuyant sur ces données, qui sont fort
discutables comme on va le voir.

Je pourrais aussi bien me mettre 9 que 3

Je ne sais pas quelle note vous vous donneriez, mais en ce qui me
concerne je serais bien embêté. Je pourrais aussi bien me mettre 9 que
3. Supposons en effet qu’au lieu de me demander une réponse instantanée,
les sondeurs de mon bonheur me laissent quelques jours de réflexion.

Je pourrais alors tenir un raisonnement me conduisant à la note 9 sur 10. Il suffirait pour cela que je me dise que, par rapport à la majorité de mes concitoyens, je suis, selon des critères strictement individuels,
sinon un « privilégié », en tout cas quelqu’un qui a la chance d’avoir
une bonne retraite, des activités qui le passionnent, des amis et des
proches super, des petits-enfants adorables, une santé moyenne mais
acceptable, etc.

Je pourrais même théoriser cela en termes de « capabilités » au sens de Amartya Sen :
j’ai vraiment un large éventail de libertés de choix de vie souhaitée
pour mon âge avancé. Note = 9. Mais une toute autre séquence réflexive,
de type dépressif, pourrait aussi emporter mon jugement vers une très
mauvaise note.

Nous vivons dans un monde de chômage, d’exclusion, de travail
stressant, le fric règne en maître, les inégalités sont insupportables,
les risques de violences locales et mondiales sont perceptibles, mes
petits-enfants vont peut-être connaître un monde terrible en raison de
la crise écologique, nos politiques ne font rien de sérieux pour
réorienter tout cela, la démocratie est malade, les grands médias sous
influence néolibérale, la xénophobie menace.

Toutes ces considérations collectives affectent gravement mon bonheur individuel, elles m’angoissent parfois. Note = 3.

Pas comme si on classait en fonction du taux de crime

L’incertitude est donc vraiment radicale, même sur le plan des
réponses individuelles. Mais elle l’est encore beaucoup plus pour des
comparaisons internationales.

D’abord parce que, dans mon petit raisonnement précédent, j’ai
mentionné le fait que j’étais amené à me noter, sur les critères
individuels, « par rapport à la majorité de mes concitoyens ». Il y a
donc forcément du relatif dans un tel jugement, relatif à la société
dans laquelle on vit.

Implicitement, on juge sa qualité de vie ressentie en tenant compte,
au moins pour une part, de celle des autres, de l’environnement social.
Ce n’est pas comme si on classait les pays en fonction de leurs
émissions de CO² ou de leur taux de crimes.

En fait, ces notes par pays ne sont pas vraiment comparables parce
que les normes de bonne vie diffèrent selon les sociétés. Or, se noter
entre 0 et 10, c’est se référer implicitement à des normes de très bonne
ou très mauvaise vie.

Ensuite, si le jugement global de « satisfaction par rapport à la vie
que l’on mène » est (c’est mon hypothèse) un mélange de critères
individuels et de critères collectifs de vie en société, il n’y a aucune
raison pour que tous les peuples, compte tenu de leurs histoires, de
leurs cultures, de leurs religions… pondèrent de la même façon ces deux
composantes (entre autres) du bonheur déclaré.

Par exemple, un peuple amérindien pour qui le « bien vivre » est
étroitement associé au fait de vivre en harmonie avec la nature, plus
que sur les critères individualistes occidentaux, pourra décrocher une
note excellente avec beaucoup moins de « qualités de vie individuelle ».

De la poudre aux yeux culpabilisantes

Sur le plan formel, c’est la même question que l’on pose (avec des
problèmes de traduction), mais elle n’a pas forcément le même sens
partout. Il n’est pas certain que les habitants des pays nordiques et
ceux des Etats-Unis notent « la même chose » en répondant à une question
globale qui semble identique.

Je résume : tout cela, c’est de la poudre aux yeux culpabilisante en
direction de ces Français souvent présentés comme d’incorrigibles
râleurs. Faisons en sorte que les citoyens délibèrent sur ce qui compte
le plus pour eux, sur ce qu’ils aimeraient laisser comme patrimoines ou
biens communs aux générations suivantes, sur ce qui peut ou non se
traduire en indicateurs.

Le bonheur est une chose trop sérieuse pour être laissée aux sondeurs
et à ces classements internationaux largement dépourvus de sens.

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