existe au sein de la société américaine un courant culturel
radicalement nouveau représentant le quart environ des citoyens ! C’est
la principale conclusion d’une enquête menée auprès de 100 000
personnes pendant 15 années !… Qualifiés de "créatifs culturels",
cette nouvelle "race" de communicants se développe aussi en France
selon une étude menée par le cabinet Cofremca-Sociovision.
Pionnier d’une nouvelle "culture d’entreprise" usant de tous les
aspects de la communication pour véhiculer sa propre marque de
fabrique, ce courant alternatif qui propose un autre éclairage mérite
quelques mesures et autres décryptages !
Avec les prises de parole de : Caroline Wirta, consultant en management interculturel, Eric Seulliet, fondateur et directeur d’e-mergence, premier réseau organisé de consultants spécialisés et Olivier Zara,
président et fondateur d’Axiopole, société spécialisée dans la
recherche et le conseil en management de l’intelligence collective.
Homocreatum culturis
![]() |
Caroline Wirta : Le
terme de "Cultural Creatives" a été créé par le sociologue américain
Paul H. Ray pour synthétiser les résultats originaux qu’il a obtenus au
bout de 15 années d’enquêtes sur la population américaine. Il les a
rassemblés et commentés dans un livre co-écrit avec la psychologue
Sherry Anderson et paru en français en 2001 sous le titre "L’émergence
des Créatifs Culturels – Enquête sur les acteurs d’un changement de
société".
Eric Seulliet : On aurait dû le traduire par "Créateurs de
Culture" pour signifier que les individus composant ce courant
sociologique sont littéralement à l’origine de l’émergence d’une
nouvelle culture.
![]() |
Olivier Zara : Ce
sont des personnes tournées vers le futur qui adoptent des
comportements pionniers par rapport au reste de la population, des
explorateurs de nouvelles valeurs en particulier celles liées à
l’intelligence collective. L’intelligence collective repose sur 3
valeurs principales dont la valeur fondamentale est celle du partage :
le partage de l’information, du pouvoir, de mes connaissances, de mon
expérience, de mes compétences.
Puis ensuite vient la valeur responsabilité : la responsabilité de la
décision, de ses actes (se sentir responsable de l’atteinte de ses
objectifs mais également du développement durable de l’entreprise). Et
pour finir la notion de respect des idées, de l’Autre et de l’être
humain avec ses forces et ses faiblesses (cette conception est donc
liée à la tolérance).
Créatifs culturels, qui êtes-vous ?
Caroline Wirta : Les études de P.-H. Ray font apparaître aux USA
une population, celle des "Cultural Creatives", représentant 24% des
adultes, dont les caractéristiques fondamentales sont :
– qu’ils se considèrent comme partie prenante des questions qui se
posent collectivement à la société, qu’ils sont mobilisés sur les
grandes problématiques écologiques, qu’ils ont un intérêt marqué pour
la dimension intérieure de la vie et les valeurs dites "féminines"
(philosophie de vie basée sur des notions de conscience, de
compréhension et de coopération ; une vision du monde comme "communauté
dont ils font partie");
– ils consomment d’une façon qualitative (santé, alimentation, habitat,
loisir) et la notion de réalisation personnelle a remplacé pour eux
celle de réussite matérielle. Enfin ils attachent une grande importance
à la notion de cohérence entre ce qu’ils pensent et ce qu’ils
choisissent de faire.
Ainsi, leur mode de vie, leurs comportements, leurs valeurs et leur
éthique préfigurent -ils une nouvelle culture à même d’ouvrir des
pistes pour sortir des impasses actuelles.
De l’évolution des espèces
![]() |
Eric Seulliet : En
réalité, cette émergence n’est pas un phénomène soudain, sorti ex
nihilo. Historiquement, le mouvement des Créatifs Culturels trouve son
origine dans des courants socioculturels aussi divers que la
contre-culture américaine des années 60, les mouvements de défense des
minorités (femmes, noirs, gays) et des droits civiques, la lutte contre
la violence, la libération sexuelle, le "new age", l’opposition à la
guerre contre le Vietnam, le début de l’écologie, etc. Mais en
s’affirmant dans des combats contre l’ordre établi, ces courants ont
fini d’une certaine manière par converger.
Une prise de conscience est finalement apparue et a montré qu’au-delà
d’exister en s’opposant à la culture dominante, ces mouvements en se
rejoignant pouvaient être à l’origine d’alternatives constructives.
Ces dernières années, ce courant des "Cultural Creatives" a
véritablement pris corps comme si le moment était venu de changer de
civilisation… C’est comme si une véritable catalyse était en train de
s’opérer et que les conditions étaient désormais réunies pour basculer
dans une nouvelle culture, loin de la culture matérialiste des siècles
précédents.
L’empreinte du panda
Caroline Wirta : Plus précisément leur émergence s’explique avec
les courants socio-économiques et environnementaux qui ne sont pas
durables : en particulier, le fait de "l’empreinte écologique" de la
population mondiale telle que définie par le WWF (outil qui mesure la
pression qu’exerce l’homme sur la nature) qui dépasse d’un tiers la
productivité biologique de la planète.
S’ajoutent une surconsommation, des marchés financiers incertains et le
doute qui pèse sur une croissance continue, enfin une coupure entre les
grandes entreprises et leurs personnels. D’après un sondage réalisé par
le cabinet Sociovision en France, une majorité croissante de salariés
pense que leur intérêt propre et celui de leur entreprise divergent. Et
ce sentiment gagne les cadres et les dirigeants…
On va donc rechercher du sens ailleurs que dans son travail. De plus en
plus d’étudiants s’engagent dans des associations à but humanitaire qui
prennent elles-mêmes de plus en plus de place en politique.
Quel poids social ?
Eric Seulliet : Actuellement, les Cultural Creatives
représentent aux USA 25 % de la population et ils croissent au rythme
rapide de 5 % par an. Au demeurant, ce courant n’est pas uniquement
nord-américain, ni dans ses fondements, ni dans son expansion.
Au contraire, il est largement universel (cf. à titre d’illustration le
développement des mouvements altermondialistes qui ont de nombreuses
proximités avec celui des créatifs culturels), et tout laisse penser
qu’il est au moins aussi important ailleurs dans le monde, notamment en
Europe. A noter qu’un projet d’étude est en cours pour évaluer le poids
des créatifs culturels en Europe.
Reconnaître un Créatif Culturel dans son entreprise
Olivier Zara : Voici quelques exemples de comportements qui permettent d’identifier des créatifs culturels au quotidien :
– Donner une information à une personne parce qu’on pense que cette
personne a besoin de cette information alors même qu’elle ne me l’a pas
demandé.
– Consacrer une partie de son activité à aider les autres dans
l’accomplissement de leur activité, alors même que cela ne concoure pas
à l’atteinte de ses objectifs personnels. Le faire, parce que cela
contribue à la performance collective. Le faire spontanément et non
parce qu’on en a reçu l’ordre de son manager.
– Chercher des idées et les proposer spontanément pour améliorer les performances de mon organisation.
– Construire une relation gagnant / gagnant dans le cadre de mon
activité. Avoir autant le souci de ses intérêts que de ceux des autres
sans pour autant se laisser marcher sur les pieds.
– Capitaliser et partager l’information en utilisant les outils existants.
Des ferments dans la communication interne
Eric Seulliet : Dans les entreprises, les Cultural Creatives sont des ferments d’évolution positive à deux niveaux :
– en interne, où ils renouvellent les pratiques de management vers
davantage de respect des hommes, où ils mettent naturellement en
pratique des processus de coopération et d’intelligence collective, où
ils favorisent des politiques d’équité et d’éthique ;
– en externe, car ils sont en première ligne pour prôner et mettre en
œuvre des comportements responsables et citoyens vis-à-vis du marché et
des autres parties prenantes de l’entreprise.
En conséquence, partout, les créatifs culturels ont leur "utilité".
Evidemment, celle-ci sera d’autant plus importante que les entreprises
dans lesquelles ils travaillent ont elles-mêmes un impact important sur
leurs marchés et la société.
Caroline Wirta : Ainsi pour Thierry Groussin, les Créatifs
Culturels peuvent aussi aider les entreprises à repenser leurs propres
valeurs en interne : "Au Crédit Mutuel, certains de nos collaborateurs,
en particulier parmi les plus jeunes, prennent très au sérieux le terme
de "mutuel" et nous demandent ce que cela représente. Qu’est-ce qui
fait que le Crédit Mutuel est différent d’une autre banque ? La
mutualisation est-elle une réalité ?
Ces questions n’étaient pas posées auparavant, mais elles le deviennent
de plus en plus sous l’influence des Créatifs Culturels".
De vrais communicants internes…
Eric Seulliet : Les créatifs culturels interviennent en interne
à tous niveaux de l’entreprise, là où ils sont. Ils ne raisonnent pas
véritablement en termes d’opportunité ou de devoir : ils sont comme ils
sont, en fonction de leurs valeurs propres. Ils cherchent tout
simplement à vivre en cohérence et harmonie avec celle-ci, où qu’ils
soient.
Le maître mot pouvant les caractériser est la cohérence entre les
valeurs qu’ils affichent et leurs comportements. Ils peuvent évidemment
avoir une sensibilité plus marquée pour telle ou telle préoccupation :
l’écologie et la défense de l’environnement, ou les grandes questions
sociales, ou encore le développement personnel et la quête de sens.
Mais l’ensemble de ces préoccupations est présent chez eux, ce en quoi
ils se distinguent de la culture dominante qui raisonne plus par
"catégories", vite récupérées comme autant de niches de marchés (voir
le phénomène des "bobos"). Au contraire, les créatifs culturels ne
raisonnent pas de façon compartimentée mais attachent une grande
importance à la notion de cohérence globale entre ce qu’ils pensent et
leurs actes au quotidien.
De vrais précurseurs
Olivier Zara : Les créatifs culturels sont très performants dans
le management de l’intelligence collective. Ils peuvent donc apporter
une grande valeur ajoutée dans la R&D, le marketing, la stratégie,
le management d’équipes fonctionnelles ou projets et dans toute la
conduite du changement en général. Ils sont souvent précurseurs dans
l’utilisation des technologies de l’information et de la collaboration.
Ils peuvent donc devenir facilitateurs de l’émergence de l’intelligence
collective dans une organisation.
Caroline Wirta : Alvin Toffler décrit le consommateur
d’aujourd’hui comme "producteur de sa consommation". Il passe des
heures sur Internet. Il échange beaucoup et crée des réseaux de
communication et apporte un "sens ajouté" aux produits qu’il achète.
Bref, il est peu sensible à la publicité de masse mais est très bien
informé et sélectif.
Les créatifs culturels en action
Caroline Wirta : Les créatifs culturels lancent des entreprises
qui produisent des produits de qualité en respectant leur
environnement. C’est le cas de Pascal Cantenot, entrepreneur dans le
domaine alimentaire, fondateur et Pdg des boulangeries "La Panière".
Ils transforment l’industrie existante en utilisant des produits non
toxiques pour l’environnement. C’est le cas d’une usine de textile mise
au point par un chercheur, Bill McDonough. Non seulement l’usine
n’employait aucun produit chimique polluant mais en plus, l’eau que
l’usine rejetait était purifiée.
Ils font parti d’ONG pour sauver la planète, sont impliqués dans le
commerce équitable et le développement durable, et sont les précurseurs
dans les médecines alternatives. Ils sont architectes biologiques comme
Armory Lovins, cofondateur du Rocky Mountains Institute, qui a passé
plusieurs années à dessiner le bâtiment d’une grande banque à
Amsterdam. Et bien d’autres exemples encore ….
En France… une étude en cours
Caroline Wirta : Pour se développer et agir encore plus
rapidement, les créatifs culturels doivent être reconnus par la
société. Leur avenir est un mouvement allant dans le sens d’un monde
plus respectueux des conséquences de ses actes, moins conflictuel et
plus pacifique.
En France, un groupe de recherche a été constitué, qui recherche des
entreprises voulant collaborer à la mise en place de cette étude ; 1
500 personnes devraient être interrogées après une phase qualitative.
Pour un budget estimé aujourd’hui à environ 10 000 €, une entreprise
peut devenir sponsor de cette étude. Cela lui donne la possibilité de
participer au groupe de pilotage et de bénéficier en avant-première des
résultats de l’étude.
Une espèce durable
Eric Seulliet : Ce qu’a montré de façon très claire Paul H. Ray
est qu’une caractéristique majeure des créatifs culturels était leur
sentiment généralisé de se considérer comme seuls "de leur espèce", se
sentant marginalisés et décalés dans la société actuelle. Le grand
mérite de son étude et du début de médiatisation qui l’a accompagné est
de leur avoir fait prendre conscience qu’ils n’étaient en fait pas
isolés et aussi minoritaires qu’il y paraissait.
Cette prise de conscience, à la fois par eux-mêmes, mais aussi par les
acteurs des sphères politiques et socio-économiques, signifie qu’ils
peuvent représenter un véritable levier pour accélérer l’évolution au
niveaux micro et macro-économiques. Loin d’être un énième phénomène de
mode, les créatifs culturels peuvent donc véritablement incarner un
ferment de changement positif et durable.
La planète des créatifs culturels
Olivier Zara : Les créatifs culturels font émerger une nouvelle
culture qui transcende les âges et favorise les coopérations
intellectuelles. Demain, les entreprises qui n’auront pas su s’adapter
à cette culture, auront le plus grand mal à recruter et à fidéliser. La
guerre des talents se jouera en partie sur la convergence entre les
valeurs attendues par la majorité des personnes et les valeurs
proposées par les entreprises. Intégrer ou quitter une entreprise se
fera demain encore plus qu’aujourd’hui sur un fondement culturel.
En terme de performance collective, dans une économie de la production,
la création de valeur est fondée sur le territoire, le travail et le
capital. Dans une économie du savoir, la création de valeur dépend
principalement des idées et de l’innovation qui se trouvent dans la
tête des gens. On ne peut pas les leur prendre par la force. On peut
seulement mobiliser l’intelligence collective et les connaissances.
Dans ce cadre, les créatifs culturels vont jouer un grand rôle.
Net & Digest




Laisser un commentaire