Après le marketing 2.0, le societing, interview de bernard cova par denis failly

Innover en Marketing, 15 tendances en mouvement

La bibliothèque NextModerne, Innover en Marketing, Bernard Cova interviewé par Denis Failly Bernard Cova, Marie-Claude Louyot-Gallicher, Myriam Louis Louisy

Denis
Failly – "L’exposé dans votre ouvrage d’une généalogie du Marketing et
ce titre "Innover en Marketing…" semblent participer d’un véritable
appel au changement face à une rhétorique Marketing que certains
jugeront un peu répétitive voire parfois poussiéreuse, qu’en pensez
vous ?".

 

 

Bernard Cova – "La bibliothèque NextModerne, Bernard CovaJe
pense que nous sommes rentrés depuis les années 80 dans ce que certains
chercheurs comme Wilkie et Moore ont qualifié de « quatrième ère du
marketing », celle de la fragmentation du marketing, de sa pensée, de
ses thèmes de recherche comme de ses implications managériales. Moins
qu’un appel au changement, cet ouvrage veut ainsi rendre compte de la
fragmentation de cette discipline qui n’a plus réellement de logique
dominante depuis l’effondrement du marketing dit kotlérien.
Fragmentation qui conduit à voir quasiment apparaître une nouvelle «
panacée marketing » chaque mois : nous avons ainsi recensé une centaine
de ces panacées qui vont du guerrilla marketing au viral marketing en passant par l’expeditionary marketing
et bien sur le marketing relationnel ; nous les avons ensuite
catégorisées et réorganisées dans la généalogie présentée pour essayer
de donner un sens à cet ensemble fragmenté qu’est le marketing
aujourd’hui."

 

Denis
Failly – "Parmi les 15 grandes tendances du Marketing que vous exposez
dans votre ouvrage y’en a t-il une qui vous semble plus durablement
prégnante, ou avons nous à faire un magma en fusion, une émergence
composite qui trouvera naturellement sa voie ?"

Bernard Cova – "Oui, je crois beaucoup au développement du Knowledge marketing et de ses dérivés. Il
obligera le marketing à une véritable révolution, et j’espère pour une
fois ne pas galvauder ce mot, si souvent utilisé pour des changements
insignifiants en marketing. Alors que l’idée de connaissance du
consommateur est centrale au marketing, elle n’est souvent comprise par
les marketers que dans un sens restreint et manipulateur, selon moi :
tout connaître sur le consommateur pour le satisfaire et ainsi le
fidéliser. Rarement, l’idée que le consommateur ait des connaissances
qui puissent être intéressantes pour l’entreprise est mise en avant.
C’est pourtant de cela qu’il s’agit : le marketing, en quittant une
position ‘fondamentaliste’ vis-à-vis du consommateur, devra prendre en
compte l’Autre, le consommateur, non en apprenant sur lui mais en
apprenant de lui, de son expertise, de ses expériences… en
mettant ainsi en jeu un type de pensée plus méditerranéenne
qu’atlantique. D’où l’idée intéressante du Knowledge Marketing proposé
récemment par Oleg Curbatov qui consiste à mobiliser et développer, à
la fois, les compétences des consommateurs et des collaborateurs de
l’entreprise impliqués dans le processus organisationnel de création
conjointe des connaissances et qui rejoint ainsi les approches
anglo-saxonnes dites de customer empowerment."

Denis Failly – "Au
vu de la complexité croissante des acteurs, des marchés, des
comportements et de l’importance du champs social et relationnel (le
lien plus que le bien, l’éthique, etc…) la discipline ne doit-elle
pas se re-visiter, ré interroger ses fondements, bref développer une
véritable démarche épistémologique hors les murs de revues Marketing
circonscrites à quelques chercheurs ou universitaires ?"

Bernard Cova – "Oui. Elle a d’ailleurs récemment essayé de le faire à la suite de l’article de Vargo et Lusch paru fin 2004 dans le Journal of Marketing. Cela a accouché d’une nouvelle définition du marketing proposé par l’AMA
et de nombreuses discussions dans des journaux académiques qui se
poursuivent encore ; le débat n’est pas clos. Je vous rappelle la
nouvelle définition du marketing : « le marketing est une fonction organisationnelle et un ensemble de processus visant à créer, à communiquer et à fournir une valeur destinée à des clients, de même qu’à gérer les relations avec ceux-ci de façon rentable pour l’entreprise et ses partie prenantes ». Si cette définition apporte une évolution certaine par rapport à la précédente datant des années 70,
en misant davantage sur la relation client à long terme, en
introduisant l’idée de valeur et en ajoutant une notion de rentabilité
pour l’entreprise, elle reste cependant très frileuse quand au rôle du
consommateur : ce dernier est toujours cantonné à un rôle de
récipiendaire de l’offre et de la communication de l’entreprise. Nulle
part ne transpire la possibilité que le consommateur ait des
compétences, des connaissances ou une expertise à partager avec
l’entreprise pour co-construire de la valeur pour les deux parties !
Nulle part n’apparaît la possibilité d’un rôle actif du consommateur,
d’une interaction créatrice entre lui, d’autre consommateurs et
l’entreprise pour produire l’expérience de consommation qu’il va vivre
! Toutes les innovations du courant hédoniste sont ainsi passées sous
silence par cette nouvelle définition de l’AMA
: expérience, communauté, compétences, rites, etc., sont des mots
encore très éloignés de ses préoccupations alors qu’ils sont déjà les
mots d’ordre de nombreuses entreprises et surtout de nombreux
consommateurs de par le monde. Une vision relativement unique et
rationaliste de la consommation comme du marketing semble donc toujours
dominer mais, comme je vous l’ai dit précédemment, le débat n’est pas
clos au niveau académique car la communauté des marketers n’est plus la
seule concernée : les consommateurs (voir par exemple le blog de Kathy Sierra)
, les chercheurs en sciences humaines dans leur ensemble, les acteurs sociaux sont aussi parties prenantes dans ce débat.

 

Denis Failly –"
De mémoire, il y a quelques années vous parliez de Marketing sociétal,
de "Societing", la période n’est t-elle pas propice et féconde pour
réenchanter le Marketing par le Societing ?"

Si
l’on s’intéresse à toutes les innovations ou panacées marketing
produites aujourd’hui, tout cela avec un œil extérieur à la discipline,
on peut trouver un coté presque indécent à vouloir à tout prix accoler
certains termes totalement extérieurs au marché au mot marketing. Cela
ressemble à un ensemble de tentatives pour maintenir le marketing sous
perfusion de sang frais provenant de champs extérieurs au marché :
l’accouplement métaphorique du marketing avec un terme laissant alors
supposer que le marketing est capable de s’en emparer sans forcément en
épouser les valeurs qui lui sont sous-jacentes. Ces tentatives semblent
aller de pair avec la marchandisation de biens et valeurs demeurés
jusque-là hors de la sphère marchande : le capitalisme pour se
régénérer doit, en effet, puiser à l’extérieur de la sphère marchande
ce que l’on peut appeler des gisements d’authenticité dans la société.

Le cas de l’eco-marketing et de la marchandisation des produits issus
de l’agriculture écologique est un bon exemple de ce fonctionnement en
binôme marketing/capitalisme. Malheureusement, comme l’ont montré Boltanski
et Chiapello (1), cela conduit à un seul et même résultat : un soupçon
toujours plus étendu envers le marketing et le capitalisme. Le lot même
de marché accouplé à une idée, un bien, une valeur… a ainsi pour effet
de jeter un doute sur ces panacées marketing. Se repose alors non
seulement le problème du changement de logique dominante de la
discipline mais surtout celui de sa dénomination : pouvons-nous
toujours parler de marketing quand l’action (ing) recherchée se déroule dans la société et non seulement dans le marché. Le terme de ‘societing
proposé il y a déjà plus d’une douzaine d’années par Olivier Badot,
Ampelio Bucci et moi-même ne parait-il pas alors plus adapté ?

Denis
Failly – "Au vu du bouillonnement actuel dans les TIC, du contexte
incertain et flou possiblement impactant sur le Marketing (acteurs,
méthodes, pratiques…) quels vont être ou devraient être les contours
du Marketer de ce début de 21ème siècle ?".

Bernard Cova – Je vous répondrai en continuant sur le societing. Qu’est-ce que le societing
? Un terme introduit par des chercheurs latins au croisement du
marketing et de la sociologie, qui a engendré une revue du même nom (Societing)
et qui signifie selon les auteurs soit ‘mise en société’, pour les
marketeurs, soit ‘faire société’, pour les sociologues. Ce terme
disparaît puis réapparaît de manière régulière dans la littérature
européenne en marketing et sociologie depuis une décennie. Dans une
démarche de societing, l’entreprise n’est pas un simple acteur
économique qui s’adapte au marché, mais un acteur social enchâssé dans
le contexte sociétal. Il s’agit donc pour l’entreprise, selon Francesco Morace,  tout à la fois de « mettre en marché » et « de mettre en société » un
produit, un service, une marque, une expérience… Moins que d’un
changement d’un paradigme marketing à un autre du type passage de la
transaction à la relation, du produit au service, du produit/service à
l’expérience, du produit/service à la solution, de la création à la
co-création, de l’individu à la ‘tribu’, du marché au réseau, du client
au stakeholder…, ce que l’adoption du terme societing permettrai en ce début du 21ème
siècle, c’est une prise en compte globale de tous ces basculements de
manière responsable : notre champ d’action n’est plus le marché mais la
société avec toutes les conséquences que cela comporte.

Denis Failly – "Merci Bernard"

 

(1) Boltanski (Luc), Chiapello (Eve), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

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