Deux chercheurs américains affirment, au terme d’une longue enquête,
que les pays occidentaux vivent actuellement un important changement de société.
D’après eux, des millions de personnes prennent leurs distances,
dans leur vie personnelle et sociale, avec la société de consommation.
Ouverts aux valeurs de l’écologie, adeptes du développement
personnel, soucieux de remettre l’humain au cœur de la société,
ceux que le sociologue Paul H. Ray et la psychologue Sherry Ruth Anderson nomment
les “Créatifs culturels” pourraient sauver la planète
d’une destruction programmée.
Le scoop est énorme : aux Etats-Unis,
mais aussi en Europe, nous serions en train de vivre un profond changement de
société, une transformation radicale de notre civilisation, sans
en avoir conscience. A en croire L’émergence des Créatifs
culturels, près de 50 millions d’Américains partagent des
idées que l’on qualifie d’ordinaire d’“alternatives”.
Voilà qui s’avère sacrément réconfortant. Voilà
aussi qui permet de sortir du mythe, soigneusement entretenu par les militants
professionnels, de l’éternelle minorité qui tente d’éveiller
une majorité constituée d’abrutis avachis devant leurs télévisions…
Au terme d’une enquête de treize
ans menée auprès de près de 100 000 personnes, l’équipe
dirigée par le sociologue Paul H. Ray et la psychologue Sherry Ruth Anderson
a identifié, au cœur de la société américaine,
un courant culturel radicalement nouveau. Les chercheurs ont donné à
cette population qui réprésenterait le quart environ des citoyens
américains le nom de “Créatifs culturels”. Un drôle
de concept, qui sonne sans doute mieux dans sa langue d’origine, mais qui
dit bien ce qu’il désigne : les “Créatifs culturels”
créent au jour le jour, par leur manière de vivre, de penser,
d’agir, une nouvelle culture, qui concilie le souci de l’écologie,
le développement personnel et spirituel, le recours à une alimentation
et une médecine saine, et des valeurs de tolérance et de respect.
Un nouveau
Gulf Stream
Loin d’être «un ensemble
éparpillé et sans cohérence de cœurs sensibles, de bons samaritains et de
“moi d’abord”», les Créatifs culturels sont, d’après les
chercheurs, «la manifestation
d’une lente convergence de mouvements et de courants jusqu’alors distincts
vers une profonde modification de notre société» : «C’est
un peu comme si une centaine de rivières d’Amérique du Nord se jetaient dans
l’Océan Atlantique. Chauffées par le soleil, elles créent un nouveau Gulf
Stream qui s’étend jusqu’en Europe. A la surface, ce courant est presque invisible,
parce que, contrairement aux rivières, il n’a pas de berges, pas de limites
tangibles. En plein cœur de l’océan, au sein de ce courant, se développent
des formes de vies tout à fait nouvelles. Il nous semble que c’est à peu près
ce qui se passe actuellement dans notre société»: différentes influences
sont en train de converger et cette convergence est à l’origine d’un grand
changement général.»
Le point de vue de Ray et d’Anderson
est celui de chercheurs en sciences humaines – et ça change tout. Mettant
délibérément de côté les soubresauts de l’actualité, les deux auteurs prennent
de la hauteur. Leur démarche tranche volontairement avec la vision développée
par les médias» : «Il n’est pas surprenant que la plupart des
politiciens, historiens et commentateurs, notamment des médias, ne comprennent
pas vraiment ce qui se passe.» En effet, ces témoins et acteurs
ont l’œil collé à l’événement et n’accorde aucune attention à son contexte.
Un exemple pris dans l’actualité récente illustre cette myopie»: le
sommet de Johannesburg a montré combien les chefs d’Etat du monde ont une
vision courte de l’avenir. Mais il ne reflète certainement pas la sensibilité
des opinions publiques, beaucoup plus préoccupées que leurs mandataires par
l’avenir de la planète. Or, les multitudes qui habitent cette terre ont plus
de pouvoir que Georges Bush…
En raison de leur fonctionnement
actuel, les médias ont les plus grandes peines du monde à adopter une approche
transversale des problèmes. Ray et Anderson ont cette image amusante : «Comme
Marlon Brando dans On the Waterfront (Sur les quais), les experts veulent
savoir “qui sont les combattants du match ?”» Lorsqu’ils organisent
un débat, les médias cherchent toujours à radicaliser les positions des uns
et des autres pour mieux renvoyer dos à dos les points de vue. Englués dans
une logique de confrontation, ils sont dès lors incapables de rendre compte
de ceux qui sont force de proposition. Il y a fort à parier que, s’ils n’avaient
jamais organisés de contre-sommets, les militants pour une autre mondialisation
ne seraient jamais apparus sur nos écrans… D’ailleurs, quel média parle de
ces militants et de leurs organisations en dehors des grands rendez-vous contestataires»?
Une fausse
marginalité
Voilà pourquoi les «Créatifs
culturels» n’apparaissent que très rarement dans les journaux et sont
complètement ignorés des principaux acteurs de la vie publique… Deux autres
grandes catégories sociales, selon Ray et Anderson, occupent le devant de
la scène, dans une logique de confrontation. Les «Modernistes»,
en position dominante, agissent au nom du libéralisme et du progrès technologique
et ne tiennent pas compte des répercussions que la course à la modernité peut
avoir sur la planète. Ils ont «tendance à penser que la vie sociale
et économique peut être résumée en chiffres»: recensement des populations
et montants financiers. On discute des tendances de croissance dans toutes
les publications, comme si celle-ci était ce qu’il y a de plus fascinant et
de plus réel dans la vie de tous les jours. Or, derrière ces discussions se
cache un présupposé très fort, même si généralement il reste inavoué»:
la société et ses structures ne changeront pas.» S’opposent à cette
vision du monde les «Traditionnalistes» qui prônent un retour
aux vieilles valeurs, à la tradition, aux habitudes et aux comportements du
passé. Cette manière de diviser la population américaine offre une grille
d’analyse convaincante des courants qui s’affrontent dans nos sociétés occidentales.
Elle peut sembler caricaturale»; elle est, bien entendu, longuement
étayée dans le livre.
Même s’ils sont invisibles, les
Créatifs culturels ne viennent pas de nulle part»; il ne s’agit en aucun
cas d’une génération spontanée. Ray et Anderson se sont penchés sur l’histoire
des mouvements sociaux des cinquante dernières années pour en découvrir les
racines. Une démarche salutaire. En effet, «les Créatifs culturels,
comme tous ceux qui ont un véritable intérêt pour les évolutions de la conscience,
se retrouvent confrontés à une situation qui rappelle celle à laquelle des
générations de femmes artistes et écrivains ont été confrontés. Personne n’ayant
préservé l’héritage de ce que les femmes elles-mêmes écrivaient sur leur propre
expérience, ce qu’elles avaient créé et pensé au cours des siècles, pour chaque
nouvelle génération de femmes, ce fut comme si tout était à refaire, comme
si rien d’important n’avait jamais été réalisé dans ce domaine. Des générations
de femmes eurent à faire, à défaire et refaire encore la toile de leur compréhension
du monde et d’elles-mêmes, à l’infini. Les Créatifs culturels aussi sont constamment
obligés d’inventer et de réinventer les bases qui leur permettent de vivre
comme ils l’entendent.» Prendre conscience qu’ils font partie d’une
histoire leur permettra sans doute de ne pas répéter les erreurs de leurs
aînés et donc d’avancer – en somme, de gagner une maturité.
Ray et Anderson expliquent avec
finesse la manière dont le mouvement féministe, le mouvement pacifiste et
le mouvement de libération des Noirs se sont imposés dans les années 60 sur
la scène politique et sociale et ont imposé sur le long terme une autre façon
de voir les choses. En effet, contrairement à ce qu’on affirme souvent, ces
mouvements subsistent, de manière souterraine. Il ne suffit pas de ne pas
les voir pour croire qu’ils n’existent plus» : «On connaît
le début de l’histoire, mais l’on pense que ces décennies de grands rêves
sont bel et bien révolues, passées, et dépassée, puisqu’on ne voit désormais
plus rien de la sorte à la télévision. On ne se rend pas du tout compte de
tout ce qui s’est produit ensuite – comment des mouvements pionniers, et ceux
qui ont suivi, ont changé et modelé les vies de ceux qui sont les Créatifs
culturels d’aujourd’hui. Et ainsi, les Créatifs culturels eux-mêmes, finalement,
ne savent même pas que c’est en fait de là qu’ils viennent. Et comme tout
peuple dépourvu d’histoire, ils s’imaginent être des marginaux, des étranges,
des gens de l’extérieur, des “pas d’ici“, comme les pièces d’un puzzle qui
ne trouveraient pas leur place dans un ensemble qui a l’air tout à fait complet
sans elles.»
Découvrir
ses propres solutions
Nous pouvons avoir l’impression
de vivre actuellement une période majeure de régression, alors que, sur le
continent américain, le gouvernement Bush se montre particulièrement va-t-en-guerre
et hostile à toute mesure pro-environnement, et que, sur le continent européen,
l’extrême-droite progresse de manière inquiétante dans les urnes. Une autre
lecture (plus optimiste) des événements consiste à penser qu’il s’agit là
de tentatives désespérées de la part des mouvements réactionnaires de reprendre
le contrôle d’une situation qui leur échappe… En effet, certaines questions
aussi importantes que le danger nucléaire, la place des femmes dans la société,
le racisme ou la qualité de l’alimentation, hier marginales, méconnues de
l’opinion politique, sont devenues des préoccupations largement partagées
par l’ensemble des sociétés occidentales. «Un bon nombre des problèmes
sociaux qui étaient tolérés ou tout simplement admis avant les années 60 sont
devenus de nos jours tout bonnement inacceptables, confirment Ray
et Anderson. (…) quel que soit votre âge, vous serez probablement surpris
de voir ce que l’on considérait comme “normal” aussi récemment que dans les
années 50 ou 60.» A l’appui de cette affirmation, les chercheurs
proposent une liste de comportements passés… effectivement assez stupéfiante»!
Il ne faut donc pas sous-estimer
l’ampleur des changements : «Contrairement à ce que l’on croit généralement
dans la branche politique, la branche culturelle a au moins autant d’impact
sur l’ensemble de la société, si ce n’est plus. Le problème, c’est que les
médias, le gouvernement, les entreprises et même les universitaires ont tendance
à toujours encourager cette croyance qu’a la branche politique de sa propre
importance. En réalité, la force de la branche culturelle, qui permet de briser
les sorts jetés depuis des générations, s’exerce à des niveaux nettement plus
souterrains, mais tout aussi efficaces.» Les mouvements sociaux
ont réussi à changer la société parce qu’ils ne sont pas contentés de vouloir
changer les réglements»; ils ont aussi cherché à comprendre ce qui se
cachait derrière ces réglements. En prenant leur distance avec l’ordre établi,
les mouvements sociaux ont compris que «quand on cherche à changer
la culture du passé, on ne peut pas se contenter des solutions qu’elle propose.
Il faut découvrir ses propres solutions ou les inventer.» En effet,
«résoudre de nouveaux problèmes avec d’anciennes méthodes n’est généralement
pas très approprié».
«Il
faut un certain génie pour réussir à nommer ce qui n’a pas de nom car si vous
le faites avec sincérité et au bon moment, les millions de personnes qui jusqu’alors
étaient totalement hypnotisées et stupéfiées par ce problème vont d’un seul
coup se réveiller.»
L’originalité et la force de Martin Luther King a été de casser le cadre
traditionnel des revendications des Noirs américains en montrant à quel point
la ségrégation raciale était contradictoire avec l’idée que les Etats-Unis
se faisaient d’eux-mêmes. Il a ainsi pu rallier à sa cause une partie de l’opinion
américaine. De même, le mouvement féministe a su interroger la société toute
entière et remettre en cause les schémas culturels établis.
Choisir
son camp
Le mouvement
féministe impose à chacun de s’interroger sur sa manière de vivre son couple,
parce que «le privé est politique». Comme le dit le chanteur
et poète Julos
Beaucarne (qu’on identifie sans hésiter comme un Créatif culturel)»:
«Le militantisme est important. La déviation du militantisme, c’est
d’aller à une manif pour la paix, et puis tu rentres chez toi, le bébé pleure,
tu lui donnes une gifle…» L’un des héritages les plus importants
des mouvements sociaux des années 60, c’est l’idée qu’en militant pour les
autres, on milite aussi pour soi – et qu’on ne peut exiger des autres ce qu’on
n’exige pas de soi-même.
Les Créatifs culturels décrits
par Ray et Anderson portent la même attention au monde qu’à eux-mêmes. Ils
n’ont pas l’impression de perdre leur temps lorsqu’ils cherchent à améliorer
leur manière de vivre, à parfaire leur équilibre intérieur. L’équilibre global
est le reflet de l’équilibre personnel»; à l’inverse, quand la planète
va mal, l’homme souffre. Dans un texte consacré aux manifestations québécoises
d’avril 2001, l’activiste américaine Starhawk
témoigne de ce rapport inquiet entre l’intime et l’univers : «Dans
la beauté des bois, dans la paix du matin lorsque je m’assieds dehors et écoute
les chants d’oiseaux, en chaque lieu qui devrait donner un sentiment de sécurité,
je sens le courant qui nous mène vers une chute irrévocable, une catastrophe
écologique/économique/sociale de dimension épique.»
Se battre pour
la bonne santé de la terre nourricière, c’est aussi se battre pour sa sérénité
intérieure. En somme, tout est dans tout… Il s’agit, au sens premier du terme,
d’une vision profondément religieuse du monde»: «C’est là un
aspect de ce que les Créatifs Culturels recherchent, écrivent Ray et Anderson»:
une façon de se rappeler qu’ils ne sont pas seuls, une manière de tisser de
nouveaux modèles, de nouvelles figures dans le grand tissu social, tisser
des lignes de vie qui relient les générations entre elles.» L’imaginaire
se voit assigné une fonction mythique que sa dilution dans le divertissement
tend à faire oublier.
Se changer soi-même
Les Créatifs
culturels espèrent voir naître ce que Julos Beaucarne nomme joliment «un
monde télépathiquement épatant»»: «On est tous de la même
matière que l’univers, affirme le poète. On choisit ce qu’on écoute,
ce qu’on mange, on est ce qu’on mange, on choisit son camp, on choisit des
musiques diaboliques ou des musiques qui nous construisent. Choisir son camp,
c’est d’abord peut-être un grand principe : il y a une loi, qui n’en est pas
une, c’est qu’il y a le positif et le négatif. Dans tout ce qui flotte autour
de nous, il y a beaucoup de choses négatives qui peuvent entrer dans notre
peau (…) Parce que le psychisme est terriblement puissant. On envoie des pensées
tout le temps dans l’espace. On peut envoyer des pensées négatives, sur quelqu’un
par exemple, il peut se casser la pipe en descendant l’escalier parce qu’il
est fatigué ce jour là. On peut envoyer de l’amour aussi. C’est là où on choisit
son camp.»
Cette manière de voir le monde
est souvent caricaturée sous le terme New Age. Il est facile de se
moquer de ces gens qui passent leur temps sur un tapis de yoga en mangeant
de la nourriture végétalienne au son d’une musique relaxante»; «il
est facile de s’arrêter uniquement aux excès de la vulgarisation, la spiritualité
“syncrétique” et la psychologie de comptoir dont certains médias adorent se
gausser. Mais confondre ainsi la surface du mouvement et sa substance profonde
est une erreur. (…) il est nécessaire de bien faire la différence entre la
masse croissante de ceux qui sont à la recherche de nouvelles sensations,
d’un parfum nouveau pour leur vie ou de quelque chose d’authentique d’une
part, et d’autre part les adeptes de longue date qui ont appris petit
à petit à vivre une vie “authentique”, à transformer leur vie en profondeur
en fonction de ce qu’ils ont appris.» En effet, «on peut
se mettre à de nouvelles idées, s’initier à de nouvelles techniques ou se
trouver un nouveau hobby en quelques semaines, mais il faut des années, voire
des décennies pour se changer soi-même.»
L’articulation entre l’activisme
social et la recherche d’un équilibre intérieur, évidente pour tous les Créatifs
culturels présentés dans le livre, n’a pas toujours été évidente. Paradoxalement,
dans les années 60 et 70, il fallait choisir, établir un ordre de priorité»:
«Tandis que les militants politiques manifestaient contre la bombe,
les hippies gobaient des acides, résument Ray et Anderson. Tandis que
des étudiants faisaient des sit-in devant des restaurants racistes du Sud,
d’autres écoutaient sagement les enseignements du zen. Et tandis que des femmes
se rassemblaient en groupes de prise de conscience, d’autres apprenaient les
techniques des médecines douces ou les massages traditionnels. Tout au long
des années 60 et 70, les explorateurs de la conscience et les activistes sociopolitiques
donnent l’impression de deux pôles opposés. Et bien qu’il y eut quelques altercations,
dans l’ensemble ils s’ignoraient plutôt les uns les autres. Chaque mouvement
se voyait comme l’apothéose de ce qui était essentiel dans la vie».
“Je
ne veux pas être Spartacus”
Bon, il
ne faut quand même pas rêver»: les militants-militaires, qui oublient
de vivre pour mieux sauver le monde, existent toujours. Le journaliste tunisien
Taoufik
Ben Brick décrit «ces militants professionnels, qui triment pour
la bonne cause avec une allure grave, et qui ont une sorte de mépris pour
tout ce qui ne leur ressemble pas»»: «Ils veulent que ta
subjectivité rentre dans leur moule. Il y a finalement chez ces gens-là un
côté conservateur, conformiste»: selon eux, on n’a pas le droit d’aimer
la nuit, d’aller voir du côté des petites choses de la vie. Pourquoi y a-t-il
un militantisme puritain, ascétique, merdique»? Est-ce qu’il faut forcément
avoir été bouffé par la vie de chien que l’on nous a fait mener»? Ce
sont des gens qui ont oublié les valeurs du poète»! La liberté, il faut
l’arracher chaque jour de la vie.» Ben Brick incarne, par sa verve,
son ironie, sa poésie, un autre idéal de militance»: «Je ne
veux pas être Spartacus. Je ne veux pas être un porte-parole. Je veux être
un troubadour. Je suis libre, de la liberté violente de celui qui s’enivre.
On m’accuse d’être excessif, mais je ne peux qu’être excessif. Cette liberté
peut me nuire, mais je me régale. Je veux que ma parole soit du côté de la
vie contre l’ordre, qui est une folie.» (Charlie Hebdo, 22/11/2000)
A l’image de Ben Brick, les
Créatifs culturels refusent de sacrifier la complexité de la vie au nom d’un
idéal politique pur et peut-être inaccessible. Ils n’attendent pas la révolution
demain, ils la font aujourd’hui. A la différence de ces anars qui annônent
les œuvres complètes de Bakounine en attendant l’Insurrection qui a encore
raté le train, les Créatifs culturels mènent une insurrection personnelle
jour après jour. Leur combat, c’est des petits riens, mais ces petits riens
changent leur vie, la vie de leurs proches, et par extension la vie du monde
entier»; moins spectaculaires que les révolutionnaires professionnels,
ces nouveaux militants ont remplacé la rhétorique par l’action.
Dès lors, les
revendications ne sont plus les mêmes. Exit le culte de la Révolution
qui a fait tant de ravages – qu’elle ait eu lieu et débouché sur l’improbable
dictature du prolétariat ou qu’elle soit toujours reportée aux lendemains
qui n’en finissent plus de chanter. Adieu, les mirages, maintenant il s’agit
de se coltiner au réel. La révolution devient quotidienne. Exit les ennemis
du peuple ou du parti, il n’y a pas besoin d’ennemi tout-puissant pour éprouver
sa propre puissance. Que vive la «rêvolution»»!
Do or
die
Les Créatifs culturels se définissent
d’abord par ce pour quoi ils militent»: «les bases de
l’identité collective se sont déplacées, écrivent Ray et Anderson, glissant
de la “contestation” vers une vision plus positive et volontariste des choses,
de l’activisme et de l’avenir. Il a fallu presque deux décennies pour que
les mouvements “contre la guerre” deviennent des mouvements “pour la paix”,
ou pour que les mouvements féministes finissent par se détacher des accusations
et de la haine systématiques envers les hommes pour mieux se (re)définir de
façon affirmative, en fonction de ce pour quoi elles étaient.»
Il s’agit d’inventer une nouvelle manière de vivre. Le terme, archi-usé,
d’alternative reprend ici tout son sens. L’utopie devient enfin concrète…
D’après Ray et Anderson, la
terre vit une époque de transition. Plusieurs scénarios sont possibles, qui
vont de la destruction pure et simple de la planète (si le modernisme libéral
continue à faire des ravages) à la mise en œuvre d’une nouvelle culture soucieuse
de ce qu’elle laissera en héritage «à la septième génération à venir».
Tout peut arriver, expliquent les chercheurs»; il est probable d’ailleurs
que les prochaines années voient l’humanité osciller entre ces deux scénarios
extrêmes. Comme le disait Martin Luther King»: «Nous devons
apprendre à vivre ensemble comme des frères ou périr ensemble comme des idiots».
En anglais, une expression lapidaire résume le choix qui se présente à
nous»: «do or die», agis ou meurs.
Or, estiment les auteurs, si
les Créatifs culturels ne prennent pas conscience de leur force, s’ils ne
se comptent pas, s’ils sous-estiment leur influence, s’ils ne comprennent
pas qu’ils sont en mesure de faire évoluer la manière de voir le monde de
ceux qui les entourent, le scénario le plus pessimiste risque de se vérifier.
«Ce qu’il faut, concluent les chercheurs américains, abandonnant
le ton du constat, c’est que chacun d’entre nous, avec ses qualifications
particulières, ses savoirs et sa sagesse les plus précieux, sa curiosité,
son empathie et son intelligence, s’implique. (…) Le nouveau discours qui
se met en place, la nouvelle histoire que nous sommes en train d’écrire demandent
des dizaines de milliers de conteurs, et deux fois plus encore de personnes
qui s’en inspirent. (…) On peut dès maintenant se mettre à imaginer une culture
qui ait suffisamment de sagesse pour réussir à trouver son chemin et effectuer
cette traversée jusqu’au bout, et réfléchir au rôle que nous voulons jouer
dans ce processus. Ce n’est que le premier pas.»
Dans un texte écrit peu après
les attentats contre les Etats-Unis, Starhawk annonce»: «Il
est possible que la chose la plus radicale que nous puissions faire en ce
moment est d’agir à partir de notre vision, et non à partir de la peur, et
de croire en la possibilité de sa réalisation. Toutes les forces autour de
nous nous poussent à baisser le rideau, à nous isoler, à faire retraite. Au
lieu de cela, il nous faut avancer, mais de manière différente. Nous sommes
appelé(e)s à faire un saut dans l’inconnu.»
Sylvain Marcelli
_________________________
Pour en savoir plus :
Clic ici pour voir et télécharger le rapport d’innovation courts circuits sur les créatifs culturels

Laisser un commentaire