La réussite commerciale de Patagonia dans le monde illustre une thèse économique radicale : l’écologie n’est pas un coût mais le moteur principal de la création de valeur durable en triple impact – économique, environnemental et social (une fois les impacts négatifs réduits au maximum). L’entreprise a prouvé qu’un modèle fondé sur l’écologie peut générer des milliards de dollars de chiffre d’affaires dans une logique mutuellement bénéfique pour ses parties prenantes de façon écosystémique.
Toutefois, dans son dernier rapport d’activité extra-financier (« Work in Progress Report 2025), la marque fait preuve d’une transparence inédite en avouant que bon nombre de ses engagements de réduction des impacts environnementaux et sociaux fixés en 2015 n’ont pas été atteints en 2025. Ce paradoxe met en lumière les limites de l’action individuelle d’une entreprise face aux défis systémiques de l’industrie.
Le rapport d’activité 2025 de Patagonia met à jour les enjeux d’une croissance en triple impacts, regenerative. C’est la croissance de +6% sur 10 ans qui explique les écarts entre les objectifs et les résultats. Ce sont des échecs systémiques forts en enseignements pour les acteurs de l’économie régénérative.
Patagonia présente sa croissance comme une croissance à impact alignée avec sa mission « nous existons pour sauver notre planète » ( “We’re in business to save our home planet ») et sanctuarisé par son modèle de gouvernance unique via une fondation actionaire. Par ailleurs, une partie du chiffre d’affaires est reversé à un fond philanthropique, et une partie des ventes est réalisée via des produits textiles et alimentaires issus de pratiques régénératives certifiées ROC (Regenerative Organic Certified) qui génèrent des impacts positifs sur le vivant (objectifs alignés avec les objectifs 2025)
Dans ce rapport sur une décennie d’engagements elle pointe comme frein majeur la complexité de mobiliser ses fournisseurs amont dans ses chaînes de valeur. Ainsi elle reporte par exemple à 2040 la réduction des émissions carbone incluant le scope 3. Elle pointe aussi des freins industriels, plus structurels. La complexité de la chaîne d’approvisionnement mondiale et les différences régionales de coûts de la vie rendent l’objectif d’un salaire de subsistance garanti pour tous les travailleurs des usine difficile à certifier à 100 %. Il en est de même pour ses objectifs de circularité faute de filières industrielles.
Dans les années à venir, l’entreprise s’engage à poursuivre ses objectifs de réduction d’impacts en restant alignés sur les 5 objectifs posés en 2015. Il en est de même pour ses engagements régénératifs sur les sols, la biodidiversité et la juste rémunération.
Une partie de la solution pour un plus grand impact collectif réside dans les engagements de l’entreprise comme par exemple Bcorp qui permet de mobiliser les efforts et les labels comme le label ROC (bio et fairtrade). Et une mobilisation à grande échelle de tous les acteurs économiques (et politiques) qui restent à convaincre qu’une croissance contrôlée à impact contributif est non seulement possible mais la seule à être viable dans le temps.
La croissance économique à impact
Patagonia privilégie l’impact et la marge par produit (avec un CA par conséquent moins volumineux), tandis que ses principaux concurrents privilégient le volume de vente pour atteindre des chiffres d’affaires plus élevés
Le CA total de Patagonia s’est établi à environ 1,47 milliard de dollars américains pour l’exercice 2025. La croissance sur la période 2015-2025 est évaluée à un taux de croissance annuel composé (TCAC) estimé à plus de 6 %. Paradoxalement, c’est cette croissance — nécessaire pour financer la mission — qui explique une partie des difficultés écologiques, car elle augmente la charge de production, même si le CA global est en baisse de 6,3% sur 2023 et 2024 source L’entreprise maintient sa croissance grâce à une base solide aux États-Unis (stabilité) et une forte progression en Europe (croissance), malgré des prix premium avec un doublement du CA en suisse par exemple.
Les concurrents comme The North Face et Columbia Sportswear affichaient déjà des CA supérieurs à 3 milliards de $ en 2015 ou peu après et leur CA actuel est d’environ 3 à 4 milliards de dollars, leur taux de croissance proportionnel (TCAC) est donc plus lent car ils opèrent sur des marchés déjà matures à grande échelle et sans ce levier d’engagement qui fait le succès de Patagonia.
La croissance à impact de Patagonia est encadrée par un modèle de gouvernance unique mis en place en 2022.
Le fondateur, Yvon Chouinard, a transféré 100 % de l’entreprise au Purpose Trust, assurant que la mission (protéger la planète) ne soit jamais compromise et une partie des bénéfices après investissements productifs est transférée au Holdfast Collective.
Ce modèle garantit que la totalité des profits non réinvestis dans l’entreprise alimente directement l’activisme environnemental. En FY2025, cela s’est traduit par 14,7 millions de dollars de subventions accordées à des ONG (17 M $ en 2023) soit 1% de son chiffre d’affaires. Le Collectif a, par exemple, permis de financer l’acquisition et la préservation de milliers d’hectares de terres menacées. L’argent devient ainsi l’outil pour exécuter la mission, justifiant la recherche de rentabilité. En France, nous connaissons 1% pour la planète en grande partie financé par Patagonia qui mobilise d’autres entreprises.
Le positionnement radical de Patagonia a créé une différenciation forte sur le marché : « Le profit n’a jamais été l’objectif de Patagonia, mais nos resssources financières et la manière dont nous gérons notre entreprise font partie des outils pour remplir notre mission ». Cela a attiré une nouvelle vague de consommateurs éco-conscients, accélérant la progression du CA bien au-delà de la croissance moyenne du marché. source
Patagonia n’incite pas à la surconsommation et propose des alternatives éco responsables en investissant dans la durabilité des produits (source)
Là où d’autres augmentent les volumes pour compenser la crise, Patagonia fait le pari inverse : réduire l’impact, prolonger la durée de vie des produits, assumer la transparence, et considérer que chaque geste industriel doit d’abord respecter le vivant. En d’autres termes, Patagonia ne cherche pas seulement à vendre des vêtements ; elle tente de rétablir un lien juste avec la Terre, à un moment où celle-ci apparaît pour la première fois comme vulnérable aux yeux du grand public.
Patagonia n’est pas née par hasard. Elle est l’une des rares entreprises à être née non pas en dépit de la crise, mais grâce à la conscience que cette crise exige un nouveau rapport au monde. Un rapport au monde qui s’incarne dans ses relations économiques.
Une répartition des gains plus juste. Patagonia est l’un des leaders mondiaux du programme Fair Trade Certified™. Aujourd’hui, plus de 90 % de ses vêtements sont fabriqués dans des usines certifiées Fair Trade. Pour chaque produit certifié vendu, l’entreprise verse une prime supplémentaire (prime Fair Trade) directement à un fonds géré par les travailleurs de l’usine. Les employés votent pour l’utilisation de ces fonds. Ils peuvent servir à financer des projets communautaires (crèches, cliniques, services de transport) ou être versés directement aux travailleurs sous forme de prime en espèces. source
Le report des 5 objectifs de réduction des impacts
Le Défi de la Neutralité Carbone (Objectif neutralité carbone non atteint) : Il n’a d’abord pas été possible à Patagonia d’atteindre la neutralité carbone entre 2015 et 2025. La marque s’est fixé la nouvelle date limite de 2040. Si les ateliers et bureaux utilisent aujourd’hui de l’énergie à 98% renouvelable, la neutralité carbone a été abandonnée pour l’heure, au profit d’autres objectifs, comme “nettoyer la chaîne d’approvisionnement” et “arrêter de polluer en premier lieu”. En effet, les émissions absolues de gaz à effet de serre (GES) de Patagonia ont en réalité augmenté de 2 % pour l’exercice 2025 ( (au lieu de -10% visé pour atteindre le net-zéro en 2040 et d’environ 19 % depuis l’année de référence 2017), en grande partie à cause de l’augmentation des ventes et du changement d’assortiment de produits. Le rapport 2025 a remplacé cet objectif initial par de nouveaux objectifs validés par la SBTi (Science Based Targets initiative) : une réduction de 90 % des GES (Scopes 1, 2 et 3) et l’atteinte de la neutralité carbone nette d’ici 2040.
L’Élimination des Matériaux Synthétiques : Objectif partiellement manqué d’éliminer les matériaux vierges issus du pétrole de ses produits). Il avait été décidé que les vêtements vendus seraient constitués de 100% de “matériaux préférables”, soit des matériaux fibreux ou naturels à l’impact environnemental et social réduit, selon la définition de l’ONG Textile Exchange, partenaire de Patagonia. Bien que des progrès significatifs aient été réalisés (86 % des modèles intègrent une quantité de « matériaux de prédilection » comme le recyclé ou l’organique), l’objectif d’une élimination totale des matériaux vierges d’origine pétrolière n’a pas été atteint en 2025. D’un autre côté, Patagonia affirme avoir réussi à éliminer les PFAS de leurs vêtements, ces produits chimiques très résistants qui subsistent très longtemps dans la nature, et dont certains lui sont nocifs. 100% de leurs nouveaux produits sans PFAS (après 20 ans de R&D). C’est depuis 2022 une obligation pour les marques qui veulent vendre en Californie…)
Économie Circulaire et Durabilité produits / réparation : Objectif ambitieux de sourcer 50 % des synthétiques à partir de déchets secondaires et promouvoir la réparabilité. L’objectif ambitieux de sourcer 50 % des synthétiques à partir de déchets secondaires (post-consommation complexe) a été largement manqué, avec seulement 6 % atteint. La technologie de recyclage textile-à-textile pour les fibres mélangées n’est pas encore mature ou disponible à l’échelle pour l’industrie. Concernant les matériaux issus de déchets textiles (y compris ceux dérivant dans la mer), l’ambition de Patagonia était d’en constituer 50% de ses produits synthétiques. Malheureusement, en 2025, seuls 6% sont fabriqués avec. L’entreprise a réparé 174 799 produits dans le monde entier en FY2025, via son programme de réparation et son initiative Worn Wear (vêtements d’occasion).
La Fin de Vie des Produits : Échec majeur reconnu face au souhait de développer des solutions pour que les produits n’aboutissent pas à la décharge (économie circulaire complète). Patagonia avoue que près de 85 % de ses produits n’ont pas de solution durable de fin de vie en 2025, comme le recyclage ou la réutilisation à grande échelle. L’entreprise stocke indéfiniment une grande partie des produits qui lui sont retournés pour le recyclage, car les technologies de l’industrie ne permettent pas encore de les traiter, reconnaissant ainsi un échec systémique.
Le Revenu de Subsistance (Avancée insuffisante pour assurer un salaire de subsistance -Living Wage – pour tous les ouvriers de la chaîne d’approvisionnement. Patagonia s’était fixé l’objectif d’assurer à tous ses employés un salaire équitable, vivable. Aujourd’hui, 95% de ses produits sont faits dans des ateliers certifiés FairTrade (Commerce équitable). Une certification qui prend en compte la bonne rémunération des employés. Bien que l’entreprise soit un leader en matière de conditions de travail et de certification (comme le Fair Trade Certified™ pour plus de 90 % de sa gamme), la difficulté à garantir un véritable revenu de subsistance chez tous les fournisseurs mondiaux demeure un écart important. (Une donnée de 2022 montrait par exemple que seulement 34 % des usines payaient un salaire décent, soulignant l’ampleur du travail restant).
Les produits régénératifs, des innovations vecteurs d’impacts environnementaux et sociaux – mais faibles volumes à date
Le concept clé au coeur de la stratégie de Patagonia, qui relie ses deux divisions textile et alimentaire, c’est la régénération via la certification Regenerative Organic Certified™ (ROC). Alors que l’agriculture biologique se concentre principalement sur l’absence de pesticides et d’OGM, le ROC vise à créer une plus-value environnementale et sociale.
Ce standard est le plus élevé de l’industrie, il repose sur trois piliers fondamentaux: La Santé des Sols : L’objectif est d’utiliser des techniques qui non seulement maintiennent le sol, mais améliorent activement la vie dans les sols. Le Bien-être Animal : Respect des cinq libertés animales. L’Équité Sociale : Garantir des conditions de travail décentes et le salaire de subsistance pour les agriculteurs.
La division Vêtements est la source principale des revenus et de l’identité de la marque. Depuis 1996, tout le coton est biologique, et l’entreprise mène la transition vers le Coton ROC via les T-shirts et Flanelles en Coton Regenerative Organic Certified™ (ROC).
Un des objectifs stratégiques pour 2025 était le remplacement progressif des fibres de pétrole vierge par des matériaux recyclés, biosourcés ou certifiés Regenerative Organic. À l’automne 2025 (selon les données du rapport), 86 % des modèles de produits intègrent une certaine quantité de ce que Patagonia appelle les « matériaux de prédilection », catégorie dans laquelle le coton ROC est inclus. A noter que le ROC est une sous-catégorie du coton biologique, qui, lui, représente 100 % du coton vierge de la marque.
Le reste des vantes provient de Patagonia Provisions (Food as Activism). L’idée est que nos choix alimentaires peuvent soit nuire à la planète, soit contribuer activement à sa restauration. La division ne cherche pas à fournir une gamme complète de produits alimentaires, mais uniquement des produits qui peuvent transformer une filière agricole comme les Mangues Séchées, des Bison Sticks, du Kernza® et des pâtes. Tout est certifié ROC.
L’engagement de Patagonia a permis d’intégrer plus de 2 000 agriculteurs dans des programmes de transition vers le ROC, a conduit à une augmentation de 15 % du revenu des agriculteurs, et a contribué à l’amélioration de la santé des sols, qui est la justification économique sous-jacente de la stratégie avec une augmentation de la matière organique du sol de +20 %.
En résumé.
Patagonia est le plus grand et le plus transparent des laboratoires d’économie régénérative, démontrant que la mission peut être le moteur d’une croissance saine, même si la transformation reste incomplète.
L’écart principal entre les objectifs affichés et les résultats est le constat que la croissance de l’entreprise a rendu les objectifs climatiques initiaux plus difficiles à atteindre (augmentation des émissions) et que l’entreprise est confrontée à des problèmes d’infrastructure à l’échelle de l’industrie (économie circulaire / fin de vie des produits) qu’elle ne peut résoudre seule.
Patagonia souhaite investir et collaborer avec des partenaires pour développer les technologies de recyclage textile-à-textile (chimique ou mécanique), qui sont les seules à permettre de recycler des vêtements usagés complexes en nouvelles fibres de haute qualité à grande échelle.
Les ventes des produits issus de pratiques régénératives nourissent directement la stratégie en triple impact économique, environnemental et social (une fois les impacts négatifs réduits au maximum).
Le déploiement de ces produits est un levier de transformation des filières qui peut permettre de lever, progressivement, les freins écosystèmiques rencontrés.
Le déploiement des produits régénératifs est aussi le catalyseur financier qui permet à Patagonia de ne pas seulement prêcher un modèle, mais de financer les solutions d’infrastructure nécessaires pour que la régénération et la circularité deviennent la nouvelle norme de l’industrie textile et alimentaire.
Patagonia est un modèle unique par son activisme financier et son alliance réussie entre textile et alimentation. Cependant, les entreprises du secteur agroalimentaire (comme Danone ou celles adoptant le ROC) sont les plus proches en termes d’investissement direct dans la transformation des pratiques de régénération des sols à grande échelle.
Les lauriers de la régénération visent à mettre en lumière les produits et services régénératifs en France. https://noussommesvivants.co/les-lauriers-de-la-regeneration/



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