« La pensée est le seul moyen de domestiquer la volonté de puissance » : philippe lemone LASER / L’ECHANGEUR

       
       

par Catherine Maussion

       
       

       

Philippe Lemoine à la CNIL. DR

       
       
       

Philippe
Lemoine, 58 ans, a débuté comme gauchiste, a poursuivi comme chercheur,
puis comme chef d’entreprise. Il est PDG de Laser, une société de
services, après avoir été coprésident des Galeries Lafayette, dont il a
épousé l’héritière.

Agitateur d’idées, il est président du Forum d’action modernités, président de la Fing
(Fondation Internet nouvelle génération) et membre de la Cnil
(Commission nationale de l’informatique et des libertés), dont il a
suivi de près les premiers pas. Il est convaincu qu’Internet est source
d’utopie et de nouvelle modernité, à condition que son usage
s’harmonise avec les exigences humaines.

Philippe Lemoine vient de publier la Nouvelle Origine
(éditions Nouveaux Débats publics), qui ouvre un débat vivifiant pour
un autre futur, dont la France pourrait être l’initiatrice.

Quel est le point de départ du débat d’idées que vous lancez avec la Nouvelle Origine ?

Je situe le point de départ à l’année 2002. Ma réflexion a une double raison. D’abord, il y eut l’Echangeur [centre européen de réflexion et de formation à Internet, ndlr],
un lieu de débat où nous travaillions sur l’idée de ­modernité. Nous
avons monté l’Echangeur au moment de l’enthousiasme autour de la bulle
Internet. Je me souvenais aussi d’avoir été à une époque l’assistant
d’Edgar Morin. Il disait : « Quand il y a de
l’enthousiasme quelque part, c’est un bon marqueur ­sociologique, c’est
un bon début pour entamer une réflexion. »
L’envie de comprendre un monde différent était là, mais pas les mots.

Et puis, il y a eu l’élection présidentielle, le choc
de Le Pen au second tour, et un sentiment encore plus fort de désarroi.
Il fallait absolument une réflexion sur ce que pourrait être un langage
ouvert sur une notion qui ne soit pas celle de progrès, mais qui
explique autrement la marche de l’Histoire. Nous n’avons pas de raison
d’être dans le no future. Nous n’avons pas raison
non plus d’en rester à la pensée développée en Allemagne, à partir de
l’idée de seconde modernité et de société du risque : cette idée que le
progrès des technologies peut créer des catastrophes. Ce travail de
réflexion, d’interpellation, aurait dû intéresser les mouvements
politiques. Ce ne fut pas le cas. D’où l’idée d’un livre qui reprenne
ces questions. Pour que tous les problèmes soient mis sur la table.

Vous proposez une démarche pour « lever les couvercles », pour « libérer l’utopie ».

J’ai voulu écrire quelque chose d’un peu grand public. Je suis allé
chercher des faits, des données. Je fais appel aussi à un registre
d’émotions. Mon propos est découpé comme un message qui s’adresse à des
publics déterminés : les jeunes, les artistes, les entrepreneurs, les
militants, les politiques… Non pas que le public se résume à ces
milieux. Mais, si la société peut bouger, c’est grâce à des alliances
entre eux. Les questions abordées ne sont pas spécialement françaises.
Mais j’ai pensé qu’il n’était pas inutile d’introduire dans chaque
thématique l’idée que la France puisse jouer un rôle particulier.

Pourquoi dites-vous que la France peut être la matrice d’une nouvelle modernité ?

La France est un pays qui progresse, non par réforme, mais par
rupture, par accélération des évolutions. Nous avons une formidable
capacité à l’amnésie. Je me souviens d’un jeune journaliste qui était
intervenu lors d’un débat, sur le thème « Faut-il tourner la page de
Mai 68 ? », il avait répondu : « Mais qu’est-ce qu’on en a à faire, nous, de ce débat ! »
Il est comique de voir aujourd’hui comment Sarkozy fait de 68 la
question en France ! Mais ce n’est pas le fond des choses. Aujourd’hui,
ce qui est intéressant, c’est le monde de la pensée. Depuis le milieu
des années 80, on vit dans l’idée d’avoir enfermé le cœur intellectuel
du bouillonnement de Mai 68. Un livre en est le symbole, la Pensée 68,
de Luc Ferry et Alain Renaut, publié en 1985. Il a porté un coup
d’arrêt au débat d’idées. Il marque le repli et la mise à mort de la
pensée différentielle. Celle développée par Jacques Lacan, Michel
Foucault, Louis Althusser, via leurs relectures respectives de Freud,
Nietzsche ou Marx. Culturellement, nous n’avons pas fini d’en payer le
prix.

Cette pensée, tuée dans les années 80, a -t-elle resurgi ailleurs ?

Elle s’est poursuivie aux Etats-Unis, où la technologie et Internet
ont été baignés par ces idées nées de la pensée française. Tout le
courant des sciences sociales américaines, le sexe identitaire, les gender studies,
autour des rapports homme-femme, est inspiré des enfants de Mai 68 et
de la pensée française. Sait-on que dès 1993, au tout départ du Web, un
des forums les plus fréquentés par les nouveaux intellectuels
américains était le D & G list, le lieu de rencontre des exégètes
de Deleuze et Guattari ? Toute l’évolution vers la culture des
disc-jockeys, les samples, la construction de la musique, tout cela est
fondé sur les interrogations françaises de la fin des années 60. Gilles
Deleuze est même la référence majeure du courant de la musique mixée
alternative ! Ce n’est pas non plus un hasard si on a vu émerger là-bas
le peer to peer, le free —la
notion de gratuité—, le collaboratif. Tous ces concepts qui font
d’Internet un vaste système d’échange et de dialogue entre des gens qui
se considèrent comme des pairs, comme des égaux.

C’est ce que vous appelez le « French paradox » ?

Oui. Alors que la France n’a pas une appétence formidable pour les
technologies de l’information, pas plus d’ailleurs que ses entreprises.
Il se produit néanmoins ici quelque chose d’étonnant : le peer to peer,
le collaboratif, le Web 2.0, ce qu’est devenu aujourd’hui Internet,
tout cela explose en France. Pour moi, c’est comme si la culture
resurgissait. La France est même très en avance sur les usages sociaux,
ludiques et non professionnels d’Internet. Le wi-fi, par exemple, est
beaucoup plus développé en France qu’aux Etats-Unis. Il est plus
souvent gratuit. L’Internet collaboratif est nettement plus vivace chez
nous. Sur Wikipédia, par exemple, il y a énormément de contributions
écrites par des Français. Et sa présidente est française ! Même
remarque pour le monde virtuel de Second Life :
13 % des avatars sont français. Nous sommes deux fois plus investis que
les Américains… Ce qui est intéressant, c’est que les Français adoptent
immédiatement ces outils. La population française n’a pas de problème
avec Internet. Ce sont, en revanche, les élites qui ont un souci.

Vous êtes aux avant-postes pour
décrypter les nouvelles technologies. Vous les mettez en œuvre dans
votre société. Et, pourtant, vous en faites le procès…


Je ne pense pas que les technologies de l’information jouent un
rôle déterministe, comme on l’a fait croire au moment de la bulle
Internet. Ce sont juste des outils. Mais a-t-on la maturité pour les
exploiter ? Est-ce que le développement technique se soumet à des
finalités déterminées par la société ? Ou est-ce qu’il se développe
pour la puissance de la puissance ? Le système d’adressage d’Internet
permet de gérer aujourd’hui quatre milliards d’adresses. A priori, cela
peut sembler suffisant. Mais, avec l’irruption de l’Inde, de la Chine,
et parce que les Américains gèlent pour leur propre compte un nombre
considérable d’adresses, ce nombre est trop juste. On aurait pu passer
de 4 à 10 milliards d’adresses, c’était suffisant. Au lieu de cela,
avec le passage à l’IPv6 [la version 6 du protocole d’Internet],
on saute à une échelle tout à fait différente. On va pouvoir piloter
340 milliards de milliards de milliards de milliards d’adresses. Cela
correspond grosso modo au nombre d’atomes peuplant la Terre. On vise
l’échelle atomique. Nous sommes dans le registre absolu de la volonté
de puissance : il n’y a pas de pensée aujourd’hui pour la domestiquer.
C’est cela qu’on trouve chez Nietzsche. La volonté de puissance, c’est
quand il n’y a plus de finalité humaine. Or, le débouché naturel d’un
excès de puissance par rapport à l’emploi de cette puissance, c’est la
guerre… C’est en cela que le postulat qui fonde toutes les lois
informatique et libertés est toujours actuel et pertinent. Il ne s’agit
pas de bloquer ou de freiner la progression technologique. Il s’agit
d’en subordonner l’usage à des exigences humaines légitimes.

Vous insistez aussi sur le rôle
des artistes. Les questions majeures, dites-vous, ne sont pas celles du
partage et de la consommation, mais celles de l’échange et de la
création…


Je suis parti de l’idée que l’on pourrait généraliser l’accès au
beau, aux œuvres de l’esprit. Que chacun puisse participer à l’idée de
création. Il existe aujourd’hui une volonté très forte de développement
personnel. Peut-on la concevoir à l’échelle de la planète ? Pour des
milliards d’êtres humains ?

Cette idée d’un droit à la création pour tous peut
heurter. Un véritable combat s’est ouvert, qui explique le malentendu
autour du copyright, des droits d’auteur. Les forces d’argent essayent
d’agréger autour d’elles les artistes en prétendant que l’on veut les
empêcher de vivre, d’être rémunérés. Ce qui est aux antipodes de la
volonté des internautes. Au contraire, les artistes ont probablement
tout à gagner d’une certaine désintermédiation. On se retrouve, avec
l’attitude des majors, comme à l’époque du lobby des conducteurs de
diligence. Les droits d’auteurs, disent les majors, auraient été créés
pour assurer une rémunération durable des artistes et protéger leurs
œuvres. Non, l’histoire des droits d’auteur n’est pas celle-là. On ne
voit pas qu’il y a un enjeu énorme derrière tout cela : c’est le droit
de citation. Il faut pouvoir s’appuyer pour les créations
audiovisuelles sur le droit de citation. Les intellectuels procèdent
déjà par extraction de citations. Le cheminement de la création
s’appuie toujours sur d’autres… Regardez Dailymotion ou Youtube ! C’est
comme cela que s’élaborent les milliers de vidéos qui arrivent chaque
jour sur ces sites. Or, les majors veulent supprimer le droit de
citation audiovisuelle. C’est Hollywood contre la génération numérique.
Alors que la création doit se faire à partir d’un accès universel ! Or,
plus on restreint les droits et plus on laisse une technologie en
jachère, plus on les confisque, et plus on va vers la violence. Cela
montre bien que dans le domaine des technologies de l’information, de
l’art, il y a un besoin très large de redistribution des cartes.

Pourquoi dire que la France est dans une période prérévolutionnaire ? Vous donnez même une date : 2010.

C’est une date pour dire que l’échéance est proche. Et qu’elle peut
rimer avec un déchaînement non voulu. On peut imaginer que cela se
traduise par un changement très fort sur les plans artistique,
économique, sur le plan des mouvements militants, avec un rôle
important que joueront les jeunes qui représentent 50 % de la
population mondiale !

On peut comparer la révolution à une œuvre d’alchimie.
On peut faire une œuvre au noir, c’est-à-dire se laisser aller dans la
direction de la plus grande pente. On peut faire aussi une œuvre au
blanc. Je pense assez spontanément qu’on est tous attirés par le
racisme, le rejet de l’autre, la haine. C’est l’énergie la plus commode
à mobiliser… Etre animé par de l’énergie plus positive, en revanche,
est un combat. Cette évolution plus positive dépend des artistes. Des
politiques aussi. Le vrai rôle de la politique, c’est de faire jouer
les alliances. Il faut remoduler les langages, et se réouvrir aux
émotions. On a besoin d’un débat d’idées où les émotions soient
présentes. Aujourd’hui, compte tenu des moyens de communication, les
artistes sont des démultiplicateurs d’émotion formidables.

Pourquoi ce titre , la Nouvelle Origine ?

Il est tiré d’un propos de Heidegger, cité lors d’un Forum modernité par Edgar Morin. Heidegger disait : « Il faut arrêter de penser que l’origine est derrière nous. Elle est devant nous, et c’est à nous de la construire. » C’est le propos de notre forum sur la modernité : ouvrir une nouvelle origine pour le futur.

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