Dans un train de banlieue japonais, rempli d’étudiantes endormies et de salarymen
anonymes, une jeune fille—saisie d’une pulsion étrange— se met à
embrasser sa voisine. Choqués, les autres voyageurs détournent la tête,
puis timidement regardent la scène… L’émotion, insensiblement, se
propage dans la rame bientôt remplie de soupirs mouillés. Tout le monde
se met à s’embrasser. Le croiriez-vous ? Ce film d’une heure trente
—qui ne montre rien d’autre que des baisers profonds— est classé X au Japon.
Ce film s’intitule Moshimo asa no tsuukindensha ga gatsuita berokisu wo suru kappuru de manindattara, ce qu’on pourrait traduire : «Que se passerait-il si le train express du matin était rempli de couples affamés de baisers profonds ?»
Réalisé par Hitoshi Nimura pour la maison de production Dogma (une des plus importantes boîtes d’Adult Video de Tokyo) Moshimo etc est un film appartenant au genre très particulier des Dipou Kissou
(deep Kiss). «Deep Kiss» est à l’origine le nom d’une série populaire
de films réservés aux adultes. Le scénario est toujours le même : un
réalisateur part avec son équipe dans la rue et demande à des jeunes
femmes ordinaires qui se promènent ensemble si elles veulent bien
s’embrasser entre elles.
C’est l’authenticité de ces passantes,
l’embarras dans lequel les plongent cette demande et la timidité de
leur «premier baiser lesbien» qui a fait le succès de cette série au
concept minimaliste : il s’agit de montrer jusqu’où les filles les plus
normales du monde peuvent aller devant une caméra. Oseront-elles
s’embrasser sur la bouche ? Oseront-elles aller plus loin ?
Oseront-elles faire l’expérience inédite, inouie, incroyablement folle
d’un long jeu de langues humides ? Notez que ce concept fait partie des
plus courants dans le répertoire de la pornographie japonaise.
La série obtient un succès tel que d’innombrables variantes apparaissent, suivant des thèmes vestimentaires : les joshikosei deep kiss montrent des baisers profonds entre jeunes femmes vêtues comme des collégiennes. Les cosplay deep kiss filment des actrices déguisées en Sailor Moon. Les OL deep kiss s’attardent sur les orgies buccales d’office ladies (employées de bureau), etc.
Plus conceptuels, certains baisers profonds sont filmés à travers
une vitre transparente : l’actrice embrasse avec la langue une plaque
de verre, ce qui permet à la caméra de scruter comme en caméra
subjective ce visage aux paupières baissées qui offre pudiquement
l’intérieur de sa bouche et la chorégraphie en gros plan de cette
langue pleine de salive, les doux mouvements de cet organe qui simulent
dans le vide une caresse presque «intérieure»…
La notion d’intériorité marque d’ailleurs profondément ces
productions japonaises, dont l’intérêt semble exclusivement reposer sur
le trouble palpable des actrices. Le point commun entre toutes ces
productions reste en effet l’étonnante pudeur des jeunes femmes qui ne
livrent d’abord leurs lèvres… que du bout.
Rougissantes, émues, elles «s’alanguissent» progressivement puis
s’abandonnent, yeux mi-clos, lèvres offertes à l’invasion de leur
bouche, avec l’air presque mystique de livrer le fond de leur âme.
Voilà ce qui rend à mes yeux la pornographie japonaise si intéressante,
comparée à la nôtre qui ne s’attache qu’à la partie la moins expressive
de l’anatomie (l’entre-jambes). En Occident, le tabou
judéo-islamo-chrétien c’est le péché de chair. Voilà pourquoi
l’essentiel des vidéos X consacrent l’essentiel de leurs gros plans aux
organes génitaux qui s’interpénètrent. Au Japon, le tabou frappe
l’expression de l’ego. Voilà pourquoi, là-bas, c’est le visage qui
prime, ce visage que le trouble progressivement dévoile et démasque…
Mais pourquoi le Deep Kiss au Japon perturbe-t-il tellement les jeunes femmes ? Qu’est-ce qui en fait un acte si transgressif ?
Pour comprendre, il faut savoir que jusque dans les années 2000, il
était choquant de s’embrasser en public. Des campagnes de publicité
dans le métro stigmatisaient ouvertement cet acte : «Respectez les
autres. Ne gênez pas vos voisins.» Traditionnellement, le baiser relève
de la sexualité au Japon. C’est une caresse intime.
Depuis des siècles,
comme en témoignent d’ailleurs les shunga (estampes érotiques), le
seppun (caresse des lèvres) relève du privé, de même que la plupart des
contacts dermiques. On ne se touche pas au pays des courbettes. Tout
l’érotisme nippon tourne autour d’ailleurs de ce moment d’intimité
priviliégié où les hommes et les femmes s’autorisent enfin un contact
de la peau à la peau. Voilà ce qui rend le film Moshimo etc si
intense, sublime et délirant. Une orgie de langues profondes dans une
rame de métro… Des étudiantes, des salarymen et des office ladies qui
s’embrassent à pleine bouche, à pleine langue, à bout de souffle,
longuement, comme en transe…
Le film de Hitoshi Nimura atteint, à sa
manière naïve et excessive, un sommet dans le genre du Deep Kiss. Je
crois qu’il faut le voir pour pénétrer l’âme érotique du Japon. Ou bien
tout simplement pour voir de très jolies femmes rouler des pelles avec
des petits cris suggestifs…
http://sexes.blogs.liberation.fr/agnes_giard/2007/12/epidmie-de-bais.html


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