L’école de Palo Alto
On
réunit sous ce vocable le groupe de chercheurs de multiples origines
scientifiques réunis sous l’impulsion de Gregory Bateson dans cette
petite ville de la banlieue sud de San Francisco pour jeter les bases
d’une psychologie et d’une thérapeutique fondées sur l’analyse des
relations interpersonnelles – et non sur celle des seuls individus,
comme dans le cas de l’analyse Freudienne.
Pour Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson
et leurs collègues, nous évoluons à l’intérieur de plusieurs systèmes
différents qui se recoupent partiellement : famille, relations de
travail, amis, etc. : « Dans une famille, le comportement de chacun
des membres est lié au comportement de tous les autres et en dépend.
Tout comportement est communication, donc il influence les autres et
est influencé par eux »*.
D’un
point de vue thérapeutique, impossible d’isoler un membre de sa famille
pour le soigner, non seulement parce que sa maladie résulte de sa
position au milieu des siens, mais parce qu’elle façonne leur existence
même, d’où un équilibre difficile à rompre. Jackson « a observé que
si l’état d’un malade s’améliorait, cela avait souvent des
répercussions catastrophiques dans la famille du malade mental
(dépressions, épisodes psychosomatiques, etc.) ; il a supposé alors que
ces comportements, et peut-être tout aussi bien la maladie du patient,
étaient des "mécanismes homéostatiques" qui avaient pour fonction de
ramener le système perturbé à son état d’équilibre ».
Quatre principes fondamentaux caractérisent les systèmes sociaux. Celui de totalité les distingue de simples agrégats d’individualités indépendantes : «
Les liens qui unissent les éléments d’un système sont si étroits qu’une
modification de l’un des éléments entraînera une modification de tous
les autres, et du système entier ».
Celui de rétroaction dépasse la simple notion de feed back en
inscrivant chaque action au centre d’une chaîne infinie de réactions,
positives – et c’est l’effet boule de neige, chaque réaction gagnant en
intensité par rapport à la précédente –, ou négatives – par soumission
d’un individu à l’autre.
Celui d’homéostasie
: tout système s’autorégule selon un équilibre qui lui est propre ;
toute action tendant à une modification de cet état de stabilité
entraînera ipso facto un ensemble de réactions destinées à le restaurer
: la guérison d’un membre de la famille déclenche la maladie d’un autre.
Celui d’équifinalité
enfin souligne la prééminence du système : des causes initiales
identiques peuvent déclencher des résultats différents, de même que des
causes initiales divergentes peuvent aboutir au même résultat, le but
ultime consistant en la conservation du système.
Chaque
individu participe donc de plusieurs systèmes qui se chevauchent plus
ou moins. Son comportement pourra différer d’un système à l’autre,
puisque ses actes dépendent de la relation qu’il entretient avec les
autres membres du groupe concerné : tel employé de bureau docile se
révélera un mari autoritaire à la maison, et un agréable compagnon à
l’heure de l’apéritif.
Enfin
d’éventuelles interactions entre systèmes voisins sont possibles : un
individu refusera d’acheter le manteau que lui conseille son épouse,
quitte à se le voir reprocher plus tard, par peur de paraître ridicule
au bureau ; bien des familles se composent de groupes hétérogènes,
physiquement très éloignés, et n’interagissant entre eux que par
l’intermédiaire des éléments les plus mobiles.
Palo Alto, du 19ième au 20ième siècle
Deux traits fondamentaux caractérisent les systèmes dévoilés par Palo Alto : leur permanence et leur ouverture.
Permanence –
Le fondement même de la théorie : les quatre principes de base,
codifiés avec précision – totalité, rétroaction, homéostasie,
équifinalité –, ne visent qu’à la permanence des communautés. Que leurs
membres ne les respectent pas et tout s’écroule : imaginez un bureau où
un employé s’ingénie à réfuter l’autorité de ses supérieurs – à la
porte ! imaginez une société où l’autorité des dirigeants se trouve
sans cesse remise en cause – c’est la faillite assurée !
Evidemment
la pression qui pèse sur chacun des participants apparaît immense :
impossible parfois d’exprimer de sincères opinions, de répliquer trop
instinctivement, ou inversement de réprimander ; d’où parfois des actes
manqués qu’il conviendra de négliger, des non dits par trop loquaces,
voire des agressions indirectes – le petit nouveau qui « flingue » à
tout va, juste pour briller…
Ouverture –
Heureusement, nul ne se retrouve enfermé au sein d’un seul système :
nous naviguons avec (plus ou moins grande) aisance d’une communauté à
l’autre, quittant notre bureau pour le restaurant où nous attendent des
amis, retrouvant avec joie le soir notre famille, etc. Et même dans la
société où nous travaillons, nous pouvons nous évader quelques instants
de notre service pour échanger avec des collègues d’un autre
département.
Souvent,
des systèmes se désagrègent, parfois brutalement, parfois
insidieusement : nous démissionnons de notre job « parce que nous avons
besoin d’un peu d’air frais » – mais le système s’adaptera, il survivra
sans nous en embauchant un remplaçant. Un ménage sur deux divorce à
Paris, mais la mésaventure sera d’autant mieux surmontée que les autres
systèmes où nous nous mouvons – travail, amis, famille, etc. – nous
soutiendront… en fait, qu’elles nous assurerons une permanence
transitoire là où une communauté explose.
L’ouverture entre système assure donc la permanence de l’ensemble.
Les communautés de la France paysanne du 19ième
siècle respectaient les même principe de totalité, rétroaction,
homéostasie et équifinalité – condition sine qua non de leur permanence
: et en ce sens, l’analyse de Palo Alto s’enracine dans une très longue
tradition.
Par contre, l’ouverture faisait le plus souvent cruellement défaut – cruellement
à nos yeux, s’entend. Difficile de quitter son village, sinon sans
espoir de retour, ou pour de longues périodes, équivalent plus à des
ruptures qu’à des ouvertures : quand le conscrit partait à l’armée, il
ne naviguait pas d’une communauté – son village – à une autre – l’armée
– mais quittait temporairement un système pour un autre : il ne pouvait
récupérer le soir au sein de sa famille des brimades de son adjudant.
La
vie de village était codifiée à l’extrême, l’autorité – les autorités –
en régentant le quotidien : maire, curé, instituteur imposaient un
ordre très strict que tous respectaient sous peine de se voir imposer
la pire des exclusions – l’exclusion de la communauté à l’intérieur de
la communauté elle-même.
L’extrême
stabilité de tels systèmes ne peut qu’en renforcer l’oppression. Autre
type de système fermé, le pensionnat, pétrifiait les adolescents qui le
fréquentait, les maîtres d’internat organisant la répression contre
toute forme de rébellion ; mêmes remarques pour le service militaire,
etc. Car nul besoin de souplesse ici pour conserver son pouvoir – de
quasi droit divin – et ses ouailles : nul ne peut réellement
s’échapper, sinon définitivement.
Le 20ième
siècle, avec le développement des communications – routes, voiture,
train, avion, métro, etc. – et des télécommunications – téléphone fixe,
puis mobile, la radio hier, Internet aujourd’hui – a considérablement
favorisé l’ouverture des systèmes, optimisé le passage inter
structures. Et ce faisant, considérablement renforcé la permanence des
systèmes élémentaires – l’entreprise, la famille, les cercles d’amis –
et celle surtout celle du système d’ensemble – la société où nous
vivons, notre civilisation.
Palo Alto et après
Un blog constitue-t-il la base d’un système – dans l’acception de Palo Alto s’entend ?
Celui-ci,
plus ou moins. Du moins, tant que je m’en occuperai activement et en
garantirai de mon mieux la permanence. Il s’inscrit au cœur d’une
communauté d’amis, qui partagent peu ou prou ma vision de la société de
consommation, du marketing, de la communication ; avec certains d’entre
eux, nous souhaitons même ambitieusement jeter les bases d’un nouveau
marketing – ou plutôt d’un Post Marketing.
La
rétroaction demeure encore pauvre, de même que l’équifinalité, mais
elles existent : quand un internaute poste un commentaire, il y a bien
rétroaction ; quand un autre attache l’adresse de son propre blog à une
réplique lapidaire, il y a bien équifinalité : il ne me répond pas, il
ne cherche qu’à capter une part de l’audience.
Mais que dire des millions de blogs d’adolescents qui fleurissent continuellement sur Skyrock ?
D’aucuns les comparent à autant de journaux intimes soudain portés sur la place publique – un comble pour des journaux intimes
! Et pourtant, ce n’est pas totalement faux : on pourrait croire à un
réseau d’échanges entre copains ; sauf que chacun aura le sien, que les
frontières se révèlent extrêmement floues, les interactions chaotiques,
et que tout cela ne s’inscrit que dans une très hypothétique durée.
Les blogs bafouent les fondamentaux de Palo Alto ; les SMS également : « Envoyer un SMS, c’est juste dire à un copain que je pense à lui sans avoir besoin de l’entendre me répondre : moi aussi »,
commentait récemment un jeune : le SMS fonde la communication
asynchrone, sans immédiate rétroaction – et c’est une des clefs de son
succès.
Et les flash mobs
? Un flash mob, c’est une sorte d’happening improbable : 50, 100, 200
personnes qui ne se connaissent pas, ne se reverront peut-être jamais,
et qui se retrouvent soudain en un même lieu pour exécuter la même
action totalement inutile au même instant : applaudir pendant 30
secondes, regarder en l’air. C’est parti de New York, on en a vu à
Boston, Minneapolis, San Francisco, avant de débarquer à Rome, Londres
et Paris où quelques cent personnes ont brandi des panneaux
représentant d’immenses lunettes de soleil.
En d’autres termes, apparaissent de nouveaux systèmes réfutant toute idée même de permanence.
Permanence dans la non permanence
Se dirige-t-on vers une civilisation de la non permanence, de l’éphémère, du transitoire, de l’instable ? Vers une société asystémique – une non société, en quelque sorte ?
Inutile
de consulter sa boule de cristal, l’horizon temporel à envisager serait
bien trop vaste : de tel bouleversements embrassent des dizaines, voire
des centaines d’années – même au siècle d’Internet. Même à ne
considérer que les jeunes générations, les plus aptes à tout chambouler
: ainsi même si ces derniers rejètent de plus en plus les marques,
montrent une sensibilité exacerbée à l’éthique, il n’en demeure pas
moins que, même parmi eux, les marques occupent une part de marché
supérieur aux non marques ; et que le commerce équitable demeure
marginal.
Et
puis, des étapes transitoires apparaissent nécessaires. Prenons
justement l’exemple des marques et des non marques : de plus en plus de
consommateurs acceptent d’acheter des produits de marques inconnues…
mais dans des enseignes connues ; ou sur Internet… des produits de
marques connues. Peu ont franchi totalement le pas pour se lancer dans
l’inconnu, même si le mouvement paraît inéluctable.
La non permanence s’est révélé en fin de vingtième siècle par le développement de structures d’accueil transitoires, comme le Point Ephémère, quai de Valmy à Paris : «
Ce centre de dynamiques artistiques a ouvert le 13 octobre 2004 pour
une durée de vie programmée de 4 années. Il met en place les moyens
nécessaires à la résidence d’artistes (plasticiens, musiciens,
danseurs, scénographes) et des outils de reconnaissance publique de
leur travail »**.
Les artistes qui transitent dans ces lieux espèrent que leur œuvre, elle, s’inscrira dans la durée.
Se
développe aujourd’hui une autre forme de non permanence, fondée à
l’inverse sur des espaces stables accueillant des systèmes instables :
la plate-forme Skyblog héberge aujourd’hui plus de 4 millions de blogs
– plus de 4 millions de systèmes de communication asynchrone,
totalement erratiques, et plutôt réservés aux adolescents. Mais pour
les adultes ?
«
Vous voulez monter le blog de votre rue, trouver une baby-sitter,
disputer un match de foot amateur, apprendre à cuisiner thaï, organiser
un bœuf avec les musiciens du quartier, trouver quelqu’un pour réparer
votre ordinateur ? » : rendez-vous sur peuplades.net.
Le site constitue la structure d’accueil stable et permanente d’une
kyrielle de communautés plus ou moins éphémères, plus ou moins
structurées, plus ou moins spontanées, plus ou moins publiques – du
plus sérieux : Soutien scolaire dans le 18ième arrondissement, au plus futile : Happening "Pique-Nique Géométrique au Champ de Mars".
Avec cet Happening, nous glissons vers le flash mob déjà évoqué et peuplades.net évoque alors ici parismobs.free.fr, flashmob.com et autres flash-mob.de,
avec encore plus de spontanéité – la plate-forme accueille tout
groupement, sans a priori – et d’éphémère – éventuellement, rien
n’étant défini par avance et codifié comme tel par le site.
Nous pourrions également évoquer le succès de La Nuit Blanche,
à Paris, puis dans d’autres capitales, la mairie de la capitale,
structure pérenne, favorisant l’émergence d’événements nécessairement
provisoires.
Structures permanentes versus communautés instables
Autorité
et codes ont longtemps assuré la permanence et la survie des systèmes
fermés de civilisations essentiellement rurales ; l’ouverture entre
systèmes, propre à la civilisation du 20ième siècle, en
garantit la stabilité et la continuité tout en levant considérablement
les contraintes liées à l’autorité et aux codes.
Aujourd’hui,
nous basculons dans une civilisation où cette notion même de permanence
devient moins centrale – une civilisation qui ne se fonde plus sur une
nécessaire stabilité, d’où le développement exponentiel de modes de
communications asynchrones : SMS, blogs, e-mails, etc.
En
cette période nécessairement incertaine, se développent des pratiques
transitoires, liant la stabilité d’un espace – même virtuel – et la
fugacité de pratiques : là réside un champ d’investigation capital pour
anticiper ce que sera la société de demain.
* Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson : Une logique de la communication, Editions du Seuil, 1972.
** http://www.pointephemere.org/index.html

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