Internet, une révolution cognitive, par Emmanuel Sander

Cogn

Dématérialisant les supports de connaissance,
s’affranchissant de l’espace et du temps, Internet affecte en
profondeur notre façon de penser. Pour la psychologie et les sciences
cognitives, c’est le processus d’apprentissage qu’il faut aujourd’hui
repenser.

Internet
bouleverse le monde avec des « mots pour le dire » qui ne dépayseraient
pas nos aïeux. Comme au bon vieux temps, on ouvre sa boîte aux lettres
pour relever son courrier, on envoie des messages à des adresses, on
transmet des documents, on visite des sites, on effectue des
recherches, on consulte des pages, on crée des liens, on navigue, on
est en ligne. Des expressions que les surréalistes n’auraient pas
reniées en leur temps – comme surfer sur la Toile, installer un
pare-feu, héberger un site sur un serveur, attacher un fichier –
témoignent aussi que cette révolution est appréhendée comme une
transposition du monde sensible.

Ce phénomène renvoie aux théories de l’« embodiment
» (incarnation ou incorporation) (1), dont l’essor est sans précédent
dans le champ des sciences cognitives. Elles affirment que ce dont
notre corps ne peut faire l’expérience est appréhendé à travers des
analogies et des métaphores (2), qui constituent le seul moyen de
donner sens à des concepts sans réalité tangible. De fait, Internet
n’offre jamais que des moyens nouveaux pour atteindre des buts pas
moins fondamentaux il y a quelques millénaires qu’aujourd’hui : un
moteur de recherche sert à trouver ; les courriels, environnements de chats
et autres forums servent à communiquer ; les sites servent à montrer
quelque chose ou à fournir un service ; les liens servent à se déplacer.

L’« être » et l’« avoir » en redéfinition

Ramener
Internet à ses racines concrètes n’est pas minimiser les changements
cognitifs qu’il induit. Au contraire : c’est justement parce que
certains concepts mobilisés sont primaires que les évolutions
provoquées par Internet sont profondes. Ainsi notre rapport à
l’« avoir » est-il affecté par Internet. On considère aujourd’hui
communément qu’un fichier sur un disque dur constitue une possession
tout aussi réelle qu’une version papier. Et lorsque l’on dispose d’un
lien Internet à partir duquel le document est téléchargeable à tout
moment, la dématérialisation est presque totale, car le fichier n’est
même plus sur le disque dur. L’objet de possession s’est dématérialisé
jusqu’à n’être qu’une simple adresse accessible à tout moment. La même
analyse peut être menée pour les photos, avec la multiplication des
albums en ligne, mais aussi pour la musique et les films voire les
logiciels dont certains n’ont plus besoin d’être téléchargés pour
fonctionner.

La Toile a aussi ébranlé « l’être ». Le concept
de présence notamment est en mutation. Avec l’avènement de murs de
téléprésence ou des salles de réunions grandeur nature, l’illusion de
proximité physique est telle qu’un important effort d’imagination est
nécessaire pour se dire que l’interlocuteur se trouve à des milliers de
kilomètres. La frontière entre réel et virtuel en devient encore plus
incertaine, voire de moins en moins pertinente. Le développement sur la
Toile d’univers tels que Second Life ou World of Warcraft,
à l’intérieur desquels une multitude de participants évoluent et
interagissent à travers des avatars, est une autre facette de cet
estompage. Dirait-on que ce que vit son personnage arrive
« réellement » au participant ? Les événements qui surviennent dans le
monde virtuel sont-ils effectivement vécus ? Internet est en voie de
transformer ces interrogations philosophiques en expériences cognitives.

Réapprendre à apprendre ?

Internet
change également notre rapport à la connaissance. La caractéristique la
plus évidente d’Internet est sans doute de ressembler à un eldorado de
la connaissance : il n’y a qu’à se pencher pour ramasser. Il serait
pourtant tout à fait illusoire d’imaginer que ce qui est accessible sur
la Toile n’a pas besoin d’être appris, car posséder tous les livres du
monde, comme pouvoir accéder à tous les sites du monde, ne se substitue
pas à la connaissance. Acquérir des connaissances conduit effectivement
à les structurer au moyen de catégories, qui ont une structure complexe
et sont liées les unes aux autres.

La question du rôle de
l’enseignement est donc posée avec une acuité nouvelle, car l’essentiel
n’est pas seulement l’information apprise – de toute manière aisément
disponible sur la Toile – mais ce qu’elle structure mentalement. En
outre, on ne peut rechercher que ce pour quoi l’on a identifié les
dimensions pertinentes de recherche : l’espoir est ténu de trouver une
information pertinente sans connaissance du domaine. Ainsi s’amorce un
phénomène circulaire, cercle vicieux ou cercle vertueux selon son sens
d’expansion, qui rend la connaissance d’autant plus accessible qu’elle
est déjà riche, et d’autant moins qu’elle est lacunaire. Une métaphore
intéressante d’Internet en tant que mémoire externe pour chaque
individu est celle d’une couche supplémentaire autour d’un tronc
d’arbre : si le tronc est large, la couche ajoute un périmètre
important, si le tronc est rachitique, l’ajout est mineur. Au-delà des
mémoires externes et des enjeux qu’elles soulèvent, Internet peut
contribuer aux apprentissages en fournissant des outils adaptés et
dédiés à l’enseignement. Il recèle en cela la potentialité de
bouleverser nos façons d’apprendre.

NOTES :

(1) Raymond W. Gibbs, Embodiment and Cognitive Science, Cambridge University Press, 2006 ; George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh : The embodied mind and its challenge to western thought, Basic Books, 1999.
(2) Douglas Hofstadter, Fluid Concepts and Creative Analogies : Computer models of the fundamental mechanisms of thought. Basic Books, 1995 ; Emmanuel Sander, L’Analogie, du naïf au créatif. Analogie et catégorisation, L’Harmattan, 2000.

D’après Emmanuel Sander, « Comment Internet change notre façon de penser », Sciences Humaines, n° 186, octobre 2007.

Auteur : Emmanuel Sander
Source : Sciences-humaines
Crédits : Visualthinkmap
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : levidepoches

Laisser un commentaire