L’entonnoir : Google sous la loupe des sciences de l’information et de la communication, par Brigitte Simmonnot et Gabriel Gallezot

L’entonnoir : Google sous la loupe des sciences de l’information et de la communication“, ouvrage collectif coordonné par Brigitte Simmonnot et Gabriel Gallezot sort le 2 juin aux éditions C & F,
les éditions pilotées par Hervé Le Crosnier, maître de conférences à
l’Université de Caen et “papa” de la liste biblio.fr, devenue une
référence de nos métiers.

l'entonnoir

Voici, en avant-première, la préface d’HLC : “ la vie numérique par le petit bout de l’entonnoir ”

Pour qui regarde la place occupée par Google dans l’imaginaire contemporain, les métaphores ne manquent pas. La pieuvre, bien évidemment, qui étend ses tentacules dans toutes les directions de l’univers numérique ; le silex de l’arrogance pour toutes les déclarations des deux jeunes fondateurs qui veulent organiser « toute l’information du monde » ; les « tables de la loi »
pour représenter les attitudes de prédicateur et la philosophie
d’entreprise élevée en sauveur éthique d’un monde noyé sous
l’information, « Don’t do Evil » ; Citizen K. pour la mainmise médiatique de l’entreprise de la Silicon Valley sur l’actualité et la publicité ; Géo Trouvetou
pour l’innovation permanente, souvent à la limite de la technique
contemporaine, à l’image de ce projet de centre serveur marin alimenté
par l’énergie des vagues et refroidi par la mer… Le coffre-fort aussi,
pas tant pour le cash-flow généré par l’entreprise que par la manie du
silence et du secret sur ses algorithmes, ses objectifs et le
fonctionnement de la machinerie du back-office de Google. La métaphore de l’entonnoir,
comme toutes celles auxquelles on peut penser, ne peut représenter
qu’une partie du Google-monde. Il s’agit pour Google de transvaser tout
l’internet, les milliards de pages disponibles, dans ses centres
serveurs, puis de rendre indispensable l’usage du moteur de recherche à
celui qui veut retrouver une information, un document, une personne,
une vidéo, une musique, voire même un extrait d’une conversation par
mail ou forum. Bref, d’accéder à la vie numérique par le petit bout de
l’entonnoir. C’est le mérite du présent livre de s’attacher à ce qui se
joue dans ce passage par l’entonnoir. Que deviennent les
documents, leurs relations, leur « vie sociale » ? Comment cet
entonnoir redéfinit-il les règles du jeu de l’usage de l’information,
etdonc finalement de la production des documents ?
Il ne
s’agit ici ni de raconter Google et ses techniques, ce qui a été fort
bien fait ailleurs, ni de dénoncer l’entreprise multiforme qui capte le
public autant que les documents dans l’envasement de son entonnoir. Il
s’agit d’étudier les multiples impacts de son existence sur la sphère
informationnelle. De trouver les axes d’analyse qui partent des
pratiques des usagers, du petit bout de l’entonnoir. J’allais dire
analyser en sociologue… mais soyons plus précis, en chercheur des
sciences de l’information et de la communication.

Un secteur scientifique défini par son
objet plus que par ses méthodes. Les sciences de l’information et de la
communication sont une « interdiscipline », qui emprunte à la
technique, notamment aux techniques des bibliothécaires et
documentalistes de l’ère informatique (description, indexation,
classification), aux sciences sociales, notamment par l’importance
accordée aux analyses des usages, et aux sciences humaines. Car entre
les techniques du document et l’impact social demeure un non-dit que
l’on peut voir émerger à partir de l’analyse de corpus ou de la
sémiologie des dispositifs médiatiques. C’est tout ce spectre
d’approches qui est mis à contribution dans ce livre. Il s’agit de
partir du postulat d’existence, et d’étudier les conséquences. Que font les étudiants ou les journalistes avec cet entonnoir devenu fenêtre sur le monde numérique ? Comment
l’expérience, les méthodes et concepts issus de la bibliothéconomie ou
de la scientométrie sont-ils mis à contribution pour peaufiner
l’algorithme de classement de Google, le fameux PageRank ? Et au-delà,
que signifie vraiment ce petit bout de l’entonnoir, ce champ de
recherche à tout faire, si ténu qu’il peut s’intégrer directement au
navigateur ? Quel message veut nous transmettre Google qui réduirait la
complexité des documents et des interactions à la liste de ceux dont
nous aurions besoin, de ce qu’il nous faut lire sur tel sujet que nous
avons complaisamment soumis à la sagacité de l’algorithme ? Les livres
sur Google sont nombreux, tant le sujet est d’importance, rien de moins
que l’accès au monde numérique, et l’entreprise si intrigante. Un terme
à prendre au pied de la lettre, un terme à double sens. Une entreprise
d’intrigants, poussant ses avantages sur tous les fronts, créant avec
la Nasa une Université de la Singularité afin de regrouper autour
d’elle les cerveaux les plus alertes de la planète ; s’alliant avec les
mavericks de la génétique pour proposer une « médecine en ligne » avec
Navigenics ou 23andme ; ou posant ses propres câbles sous-marins pour
imaginer des serveurs en dehors des eaux territoriales, des paradis
informationnels. Des intrigants dans le monde économique, qui savent
aussi tenir leur place en cour, n’hésitant pas à placer leurs hommes
sur la scène politique la plus traditionnelle, en finançant largement
l’investiture de Barack Obama, et en peuplant ses cabinets
ministériels. Mais, double sens, Google est aussi une entreprise
appuyée sur un secret, une intrigue non résolue : un algorithme
sensible aux décisions d’opportunité. Qu’un site ait le don de déplaire
et son PageRank diminue, ce qu’il peut toutefois racheter, au sens
propre, en augmentant ses investissements publicitaires sur les
plates-formes d’influence de Google, à l’image de BMW en 2008. Que des
journaux résistent à l’aspiration de clientèle, et les voici
déréférencés du « catalogue du web », perdant ainsi au final lecteurs
et annonceurs, comme ces journaux belges ayant eu le culot de s’opposer
à Google News en 2006. Oui, il est intriguant cet algorithme qui se
présente comme neutre et appuyé sur la « démocratie » interne du web,
le « vote » des lecteurs représenté par les liens hypertextes, de la
mathématique à l’état pur… mais qui peut jouer avec les mots pour
interdire certains sites, comme en Chine, ou jouer avec l’actualité, le
buzz pour renforcer les documents demandés à un moment donné,
favorisant « l’information circulante », donnant encore plus de crédit
aux idées reprises partout. Un algorithme tellement subtil et néanmoins
central que toute une série de professions se sont créées pour le
comprendre, le décrypter, faire du reverse engineering afin de savoir
comment promouvoir les sites et les porter au nouveau pinacle des trois
premières places de la liste Google. Search Engine Optimisation, Search
Engine Marketing, référencement, autant de Google watchers qui
paradoxalementdiffusent le message d’une impartialité qu’il suffirait
de connaître et d’utiliser. Tout serait donc affaire de technique, de
professionnels ? Mais au fond, alors que nous croyons parler
de documents, Google sait que c’est avant tout des personnes qu’il est
question. Plus encore, des « foules », des comportements grégaires de
l’ère de l’information. Capter les traces, les habitudes de chacun,
pour cibler la publicité, ou les comportements collectifs, pour
privilégier les nouvelles socialisées, à l’image de la « Une »
algorithmique et calculée en permanence de Google News
. Google résume parfaitement le paradoxe de l’entonnoir numérique : il s’agit de créer des médias adaptés à chacun.
Non plus des médias de masse ayant une image de lectorat et lui
proposant articles et illustrations en fonction de cette image… qui
finira par constituer ledit lectorat « à son image ». Mais des «
web-médias », suivant l’expression de Jean-Michel Salaün, qui partent
du petit bout de l’entonnoir, de la personne et de son besoin
documentaire, et qui, à ce moment, pour cette personne précisément et
ce besoin particulier, constituent un « média », au sens le plus
traditionnel : sélection des sources par l’ordre de la liste des
résultats, et publicité adaptée au lectorat et au contexte pour
organiser le financement. Un rêve de média, toujours renouvelé,
actualisé, un média en permanence « intime », proche du lecteur et de
son besoin – les médias ont besoin de cette proximité relationnelle ;
ils sont loin du « froid » de l’écran pour être dans la chaleur de la
co-présence. Un média est comme notre ami. Il ne peut nous trahir, car il nous ressemble autant que nous lui ressemblons.
Et ce web-média nous connaît si bien, qui engrange les traces de nos
activités, de nos échanges de mails, de nos photographies, de nos
lectures de presse, de nos… de nous ! Pour autant, on ne saurait
réduire l’entonnoir à ce passage de la masse à l’unique, avec son
cortège de surveillance panoptique.
Oui, il y a clairement des risques pour la vie privée.
Et oui, les usagers n’en ont nulle conscience, en raison même de
l’efficacité de l’entonnoir. Les listes sont clairement
opérationnelles, et les publicités contextualisées. C’est vraiment de
nous qu’il s’agit. Il suffit d’oublier ce que cela peut représenter de
collecte de données, de suivi de traces et de potentiel d’influence en
retour. Comme nous devons l’oublier pour continuer à bénéficier des
services de l’entonnoir. Comme nous y incite le discours d’entreprise,
qui ne fait cela que pour le bien de l’humanité : il y a trop de choses
dans le vase de l’entonnoir, et Google rend le service dont chacun a
besoin. Google organise et hiérarchise l’information, ce qui est
indispensable au lecteur ; et Google place ses travaux à portée de clic
des lecteurs, ce qui le rend cher à l’auteur. Google est notre guide numérique et l’organisateur de nos lectures… Pourriez-vous vous en passer ? Quel est son prix en vie privée, et acceptez-vous ce marché faustien ?
Mais il y a un autre aspect qui mérite une attention qui ne lui est
guère accordée à la hauteur nécessaire, c’est « la voie de retour de
l’entonnoir » : comment les usages de chacun déterminent non seulement le profil de chacun, mais le profilage social : ce qui se pense, la « base de données des intentions » dit John Battelle, ce qui s’agglutine, émerge… Google
sait avant le réseau de surveillance médicale les lieux où se
développent les épidémies de grippe. Car avant d’aller voir leur
médecin, les internautes demandent à leur moteur favori les raisons de
leurs symptômes. Google engrange les fièvres et les douleurs lombaires.
L’explosion de recherches semblables, en un lieu donné, signe
l’apparition de la grippe. Google Maps peut en délimiter les fronts
d’expansion…
Cette
construction d’information coagulée à partir des indications
individuelles, notamment quand ce qui émerge est une information
opérationnelle, sociétale… et finalement politique, au sens où elle
permet la « prise de décision », va modifier profondément notre
approche collective, notre conception de la démocratie. C’est la «
seconde modernité » dont parle Roger T. Pédauque : le calcul avant le
raisonnement, la force de l’appariement avant la déduction de la
clinique. L’opinion avant le « Tribunal de la Raison » des Lumières.
Parler de Google, c’est toucher à tout cela, placer des tâches de
lumière sur un modèle « philosophique » du monde qui ne se montre pas
comme tel, mais avance derrière le masque de l’algorithme, derrière le
sens magique d’un champ de recherche unique, derrière la culture
d’entreprise du service, et derrière le milliard d’usagers satisfaits. Une
philosophie qui ne provoque pas de conflits, mais valorise, en espèce
sonnantes et trébuchantes, les besoins et leur satisfaction, et qui
pour cela rencontre l’adhésion, une adhésion et une reconnaissance du
public pour service rendu.
Mais néanmoins une adhésion nourrie d’innocence et d’aveuglement.
Du moins tant que l’on ne porte pas la loupe sur ce que dit le
discours, ce que donne l’algorithme, ce qu’uniformise le modèle de
recherche par mots-clés, ce qui se perd et devient flou dans l’ordre
des documents et des interactions par le passage dans l’entonnoir.
L’analyse par l’angle de l’information et de la communication, par le
discours et les pratiques des usagers a ceci de nécessaire et
passionnant : il va falloir modifier les schémas de la
formation, de l’approche des documents, de la circulation des
nouvelles, de l’analyse des services à partir de la clarification du
monde réel
. Car finalement, s’il est pratique de regarder par
le petit bout de l’entonnoir, la vraie vie est au-delà, même la vraie
vie numérique. Elle est faite des documents eux-mêmes, de la qualité de
leurs auteurs, de la résonance des idées et des écritures, des réseaux
réels qui se constituent, et que viennent renforcer les labels de
qualité (titre des médias, autorité des auteurs, réputation des
éditeurs) et les inscriptions des usages « savants » (liens
hypertextes, citations, reprises, partage…). La formation du
citoyen du vingt-et-unième siècle passe par le décryptage des processus
de condensation des méga-entreprises du web
, non pour les
mettre de côté, ce qui est impossible, il faut et il a toujours fallu
des filtres à information pour éviter la noyade, mais plus simplement
pour les mettre « à leur place ». À sa façon, au prisme des recherches
universitaires, c’est la logique de ce livre savant : rendre possible
l’invention du « vivre avec », tisser les ponts entre l’efficacité de
la machine et l’autonomie des individus, entre le pouvoir du calcul et
la décision démocratique raisonnée. Trouver les ressorts pour changer
les méthodes éducatives, les pratiques des bibliothèques, les relations
d’information et de médias, et finalement redonner sa place au recul
critique, à la délibération, aux assemblées humaines. Décoder les
projections mentales de l’entreprise Google Inc. pour mieux en éprouver
les mythes et les limites.

Hervé Le Crosnier

La
formation du citoyen du vingt-et-unième siècle passe par le décryptage
des processus de condensation des méga-entreprises du web
” (HLC)

Voici la table des matières

Préface :

La vie numérique par le petit bout de l’entonnoir 9 Hervé Le Crosnier

Introduction 19 Gabriel Gallezot et Brigitte Simonnot

I Pratiques 28
De l’usage des moteurs de recherche par les étudiants 31 Brigitte Simonnot
Les sources cachées du journalisme : étude du rôle des moteurs de recherche dans l’approvisionnement des entreprises de presse 59 Nicolas Pélissier et Mamadou Diouma Diallo

Apparté :
Du bon usage de Google 83 Olivier Le Deuff

II Méthodes 90
Outils de recherche : la question de la formation 93 Alexandre Serres et
Olivier Le Deuff
PageRank : entre sérendipité et logiques marchandes
113 Olivier Ertzscheid, Gabriel Gallezot et Éric Boutin

Apparté :
Tout ce qui brille n’est pas Chrome 139 Olivier Ertzscheid


III Discours 148

Le googling, un branchement sur l’imaginaire de l’internet 151 Philippe Dumas et Daphné Duvernay
Le grand avaleur 183 Jacques Araszkiewiez
La rhétorique selon Google
De l’argumentation métaphorique à la création de valeurs,
le discours paradigmatique de google
207
Céline Masoni-Lacroix et Paul Rasse

En guise de postface
Scroogled 229 Cory Doctorow

Auteur : Franck Queyraud
Crédits :  L’entonnoir – Brigitte Simmonnot et Gabriel Gallezot
Source : Mémoire2Silence
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : le vide poches

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