La solidarité comme principal moteur de l’évolution : préface à « L’Entraide » de Kropotkine, par Pablo Servigne

Solid

Il y a quelque chose de désespérant à lire L’Entraide aujourd’hui.
Sommes-nous à ce point désemparés qu’il nous faille aller chercher un
peu d’air frais dans ce vieux bouquin ?

Le philosophe Hobbes avait-il raison ? L’état de Nature serait un
combat de gladiateurs où les plus forts et les plus rusés survivent,
une loi de la jungle où l’homme, sociable non par nature mais par
accident, se livrerait à une guerre permanente de tous contre tous. On
serait presque tenté de le croire. Du moins tout est fait pour nous le
faire croire, tous les jours et partout. Les théories économiques
dominantes, parées d’un prix qui ressemble au prix Nobel [1] et de
quelques équations mathématiques, imposent une libéralisation de
l’économie (illusoire car en réalité truffées de règles), étouffent les
modèles d’économie alternatifs et surtout répandent une idéologie du
« tous contre tous ». La main invisible du marché guide le troupeau
d’individus dits Homo œconomicus, rationnels et égoïstes, de la banque
au supermarché et du bureau à la plage, naturellement. Et la
compétition ? Un stimulant ! Gagner en écrasant l’autre et se retrouver
seul sur la première marche du podium ? Un modèle de société. Battez
vous, nous dit-on, c’est la guerre permanente.

L’image d’une « nature, rouge de dent et de griffe » [2] a la vie
dure. Elle a été adoptée rapidement à l’époque victorienne pour évoquer
le processus de sélection naturelle co-décrit par Darwin et Wallace, et
a mis d’accord aussi bien les opposants à la théorie que ses partisans.
A l’époque, la société britannique portait le développement d’un
capitalisme puissant qui cherchait une justification théorique de ses
principaux carburants : l’individualisme et la compétition. La théorie
biologique de Darwin et Wallace arrivait à temps. Et les plus influents
intellectuels de l’époque, tels Thomas Huxley ou Herbert Spencer, ont
interprété la théorie pour l’appliquer à la société humaine. « On isole
les thèmes de la compétition, de la concurrence vitale, de la lutte
pour la vie, de la transmission cumulative des avantages, de
l’élimination des moins aptes, et on applique le tout aux sociétés
humaines » [3]. C’est ainsi que le siècle n’a surtout retenu de Darwin
que ces interprétations sociales : la « lutte pour la vie », la « loi
du plus fort », le combat quotidien de tous contre tous. Or ce n’est
pas ce qui se dégage de la lecture des écrits de Darwin. Celui-ci a
certes observé comment la sélection naturelle modelait l’évolution et
quel était le rôle de la compétition, mais n’a jamais nié l’importance
de l’entraide dans cette lutte pour les moyens d’existence [4]. Il n’y
a d’ailleurs pas d’opposition entre sélection naturelle et entraide.
Kropotkine, qui a lu et apprécié le travail de Darwin, a cherché au
cours de ses nombreuses expéditions des preuves de sélection naturelle
et de compétition dans la nature.

Né à Moscou dans une famille aristocratique [5], Kropotkine entre
dans l’armée en 1857 à Saint-Pétersbourg puis renonce quatre ans plus
tard au confort d’une carrière à la cour impériale en demandant son
affectation dans une unité de Cosaques en Sibérie dans le but d’y
trouver un vaste champ d’études scientifiques. Une grande partie de ses
observations y sont décrites dans L’Entraide. Curieusement, il a
surtout observé des espèces animales et des sociétés humaines qui
s’entraidaient dans un milieu aux conditions climatiques hostiles. Sa
sensibilité scientifique et humaniste l’éloignent de la brutalité de
l’armée, qu’il quitte en 1867, et l’amènent à poursuivre des études de
géographie et de mathématiques. Son engagement politique se renforce au
contact des horlogers du Jura (Fédération jurassienne) et d’anarchistes
tels qu’Elisée Reclus ou Errico Malatesta et de la branche
anti-autoritaire de la Première Internationale, ce qui le mènera à
plusieurs séjours en prison en Russie et en France. C’est à Londres
qu’il passera la fin de sa vie à écrire de nombreux ouvrages, dont les
plus connus sont La morale anarchiste (1889), La conquête du pain
(1892) et L’Entraide (1902, publié en français en 1906 [6]).

Avec L’Entraide, Kropotkine s’oppose frontalement à l’idée de Hobbes
d’un état de Nature de guerre permanente de tous contre tous. Dans ce
livre, ses deux faces, l’une libertaire et l’autre scientifique, se
rejoignent à la recherche des fondements d’une éthique libertaire,
mettant en valeur une idée chère aux anarchistes. Par de nombreux
exemples empruntés aux scientifiques de l’époque où à ses propres
observations, il décrit un état de Nature où l’entraide prend le pas
sur la compétition, et montre à quel point l’entraide est primordiale
dans les sociétés humaines. Son originalité tient au fait qu’il
s’oppose au darwinisme social avec des arguments naturalistes. Partant
à la recherche des fondements biologiques de l’entraide, il prend à
contrepied la majorité de la gauche qui adopte (et adoptera par la
suite) une conception anti-déterministe de la nature humaine basée sur
la « tabula rasa » [7]. Du point de vue scientifique, malgré le fait
qu’il s’emporte dans quelques interprétations exagérées et conclusions
hâtives, et qu’il reste un homme de son temps quant à l’usage de
certains termes ethnologiques tels que « peuples sauvages » ou
« peuples barbares », Kropotkine fait deux avancées majeures. D’abord,
il est le premier à montrer que l’entraide est omniprésente dans le
monde animal et dans les sociétés humaines. Sans rejeter la théorie de
la sélection naturelle, il avance que l’entraide serait même un des
principaux moteurs de l’évolution. Pour Kropotkine, la « loi de la
jungle » ne serait plus la loi du plus fort, mais l’entraide. Ensuite,
il est le premier à mettre en évidence le rôle prépondérant des
conditions écologiques dans l’évolution de l’entraide. En effet, depuis
un siècle, de nombreux scientifiques ont toujours minimisé voire nié
cette influence, préférant se concentrer uniquement sur les causes
génétiques de l’entraide ou de l’altruisme. C’est de ce courant de
pensée qu’est née la très polémique sociobiologie d’Edward O. Wilson
(1975).

Expliquer les mécanismes et l’évolution de l’entraide est depuis
longtemps l’un des grands défis de la biologie évolutive, et Kropotkine
en a été l’un des pionniers. Mais durant un siècle, les scientifiques,
acquis à la vision individualiste et compétitive de la sélection
naturelle [8], ont été bien peu influencés par Kropotkine. La biologie
évolutive, qui s’est principalement développée dans une société
anglo-saxonne et anti-communiste, a oublié son nom ou l’a
volontairement mis de côté. Rares sont ceux qui ont tenté de sortir
Kropotkine des limbes [9], et peu le citent, souvent avec un mélange de
gêne, de condescendance et de fascination : un livre « remarquable mais
peu critique » [10] ou « merveilleusement bien écrit » mais qui « voit
de la coopération animale à chaque coin de rue » [11] ; « un livre
fascinant qui cherche à défier la dominance du paradigme de la lutte
pour la vie » [12], « une vue positiviste convaincue et biaisée de la
Nature » [13].

Aujourd’hui, un nouveau virage s’amorce. Après des décennies de
domination « génétique » dans l’étude de l’évolution de l’entraide, de
récents travaux mettent l’accent sur l’importance des conditions
écologiques. Et on peut voir aujourd’hui quelques jeunes chercheurs
citer Kropotkine dans les plus prestigieuses revues scientifiques [14].
Il est possible que le côté dandy de citer un « prince anarchiste » y
soit pour quelque chose, mais malgré les critiques idéologiques et
l’âge du livre, la communauté scientifique commence aujourd’hui à
admettre L’Entraide comme un livre-clé de la biologie évolutive et de
l’étude des sociétés. Travail pionnier écrit-il y a plus d’un siècle,
L’Entraide est une compilation d’exemples naturellement descriptifs.
Depuis, les nombreux travaux de recherche effectués sur ce sujet ont
permis de mieux comprendre certains mécanismes d’entraide chez les
animaux et les sociétés humaines. Le grand chantier d’une
réactualisation de L’Entraide, actuellement en cours d’écriture [15],
reprend ces découvertes, enrichi des polémiques que le sujet a
suscitées depuis plus d’un siècle. Lire L’Entraide aujourd’hui ce n’est
pas seulement trouver un repère historique, c’est peut-être aussi
reprendre espoir. Et il y a là quelque chose de rafraîchissant.

Auteur : Pablo Servigne
Source : divergences.be
Publié par : Nicolas Marronnier
Publié sur : le vide poches

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