Repenser l’internet des objets (1/3) : L’internet des objets n’est pas celui que vous croyez ! par daniel kaplan dans internetactu

L’objet internet

Le 30 juin 2008, la justice française tranchait en faveur de LVMH
dans son conflit avec eBay. Le grand groupe français du luxe reprochait
deux choses à eBay : de laisser vendre des contrefaçons, mais aussi de
casser son modèle de distribution exclusive, dont dépendrait son image
et la valeur de ses produits.

Armure épique de Wow : revente interdite en dehors du jeu !Ce
second motif nous intéresse beaucoup. Si l’on comprend bien, même
authentique, un sac Louis Vuitton n’appartient donc pas entièrement à
son acheteur, puisque celui-ci n’a pas le loisir de le revendre sur la
plate-forme de son choix. Au sac s’ajoute de fait une forme de licence
d’accès à la marque, qu’on ne peut pas céder comme on l’entend. Le sac
Vuitton devient un objet virtuel autant que physique, assez proche, au
fond, d’une armure épique de World of Warcraft (que son éditeur Blizzard interdit rigoureusement de revendre en dehors du jeu).

Un objet de l’internet, en quelque sorte.

La confusion des mots

Le sac Vuitton apparaît alors comme une incarnation possible de
l’”internet des objets”. Pas la plus fréquemment citée, bien sûr,
d’autant qu’il n’intègre pas (encore) la moindre puce. Mais pas moins
légitime qu’une autre.

On met en effet beaucoup de choses derrière cette expression d’internet des objets, censée traduire la mise en connexion généralisée des espaces et des choses (en anglais on parle d’Internet of Things, c’est-à-dire d’”internet des choses” si on le traduit littéralement).
Pour deux raisons. D’abord, parce que le concept demeure aujourd’hui
confus. Ensuite, parce qu’il s’inscrit comme un moment dans des récits
fédérateurs – “machine to machine”, “informatique omniprésente”,
“intelligence ambiante”… – au fond assez différent les uns des autres,
voire même incompatibles.

Confusion du concept, d’abord
Dans la plupart des conférences aujourd’hui, “internet des objets” veut
dire “Rfid et sans contact” et fait référence à l’étiquetage
électronique généralisé des objets, des lieux, voire des êtres, à des
fins d’identification. La valeur de cette numérisation partielle de
l’identité de l’objet se situe alors en dehors de lui : dans
l’optimisation de son système de production et de distribution ; dans
les fonctions et services associés, pilotés par de grands systèmes
d’information ; ou dans la mise en relation d’objets entre eux, mais
toujours par l’intermédiaire d’un service extérieur, quelque part dans
un réseau.

D’autres y ajoutent les capteurs, des objets producteurs de données.
Données qui pourraient vivre leur vie dans l’internet, via le web, mais
qui, en général, ne le font pas : elles ne servent qu’à ceux qui ont
installé ces capteurs.

Et le plus souvent, dans la littérature, les discours et les
stratégies, on omet d’y ajouter les “actionneurs” et les interfaces –
ces ajouts électriques, mécaniques, sensoriels… qui rendent pourtant
ces objets “intelligents”, capables de comportements autonomes et/ou
relationnels.

Chacun de ces périmètres a évidemment un sens, et l’”internet des
objets” les désigne tous à la fois, mais bien souvent, on ne s’aperçoit
qu’au bout de quelque temps que notre interlocuteur parle d’un des ces
univers, et pas des autres.

Les multiples récits de l’internet des objets

Admettons donc que ce qui précède décrive le substrat technologique
de l’internet des objets. On constate alors que plusieurs “grands
récits” très différents les uns des autres proposent de donner un sens
à cet ensemble.

Machine to machine (M2M) : des organisations et des processus
Le récit du “machine to machine” présente sur les autres l’avantage de
s’appuyer sur des décennies d’expérience (cela fait longtemps, par
exemple, que les autoroutes sont truffées de capteurs, qu’il s’agisse
de mesurer le trafic ou de surveiller l’affaissement des bas-côtés) et
de correspondre à un réel marché, aujourd’hui plutôt que demain. Dans le livre blanc “M2M : enjeu et perspectives” que nous cosignions en 2007 avec Syntec informatique et Orange, nous le décrivions ainsi : “L’association
des technologies de l’information et de la communication (TIC), avec
des objets intelligents et communicants, dans le but de donner à ces
derniers les moyens d’interagir sans intervention humaine avec le
système d’information d’une organisation ou d’une entreprise.

Le M2M voit le monde à partir des organisations et le décrit sous la
forme de processus, qu’il s’agit le plus souvent d’optimiser. Il peut
par ailleurs faire rêver les informaticiens de l’ancienne école,
puisqu’il réalise enfin l’exploit de les débarrasser totalement des
“utilisateurs”…

Intelligence ambiante (AmI) : des espaces et des services
On connaît mieux, parce qu’il fait plus appel à l’imaginaire, le récit fondateur de Mark Weiser, dans son article “The computer for the XXIst century” (1991) (”L’ordinateur pour le XXIe siècle”) : “Les
technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se
tissent dans la vie quotidienne au point qu’on ne sait plus les en
distinguer (…) Les machines s’adaptent à l’environnement humain, plutôt
que de forcer l’humain à entrer dans le leur.

Avec d’autres, l’Union européenne a adopté cette vision, adoptant au
passage l’expression de Philips, ‘”intelligence ambiante”, au point de
lui inventer un petit nom : “AmI”. Dans ses “Scénarios pour l’intelligence ambiante en 2010″ (2001, .pdf), l’Istag, une sorte de think tank associé à la Commission européenne, imaginait ainsi “un
environnement capable de reconnaître des individus et de réagir à leur
présence d’une manière discrète, non intrusive et souvent même
invisible.
” L’intelligence ambiante se focalise donc, cette fois,
sur l’espace, le service et le comportement de l’utilisateur. En 2007,
Walter van de Velde, en charge pour la Commission européenne du
programme sur les “technologies futures et émergentes”, le disait encore plus clairement (.pdf) : “le
problème de l’attention est au coeur de l’intelligence ambiante.
L’information est un moyen, la finalité est d’influer sur les
comportements.

L’extraordinaire fortune qu’a connue la vision de Weiser ne doit pas
occulter deux de ses limites. D’abord, certaines des technologies les
plus profondes n’ont pas “disparu”, tout au contraire : l’automobile a
refondu le territoire autour d’elle, la télévision a largement
réorganisé les familles, les temps sociaux, et jusqu’à l’architecture
des maisons. Ensuite, ce récit se conjugue au futur depuis 20 ans, et
le fait qu’il ne se concrétise toujours pas ne semble pas encore
l’affaiblir.

Réseau et société ubiquitaire (U-Society) : des humains et des machines
Schéma de la De
la Corée et du Japon nous parvient encore un autre récit : celui de la
“société ubiquitaire” (U-Society) et du “réseau omniprésent” – que les
Japonais tiennent explicitement à distinguer de l’”informatique
ubiquitaire” (ubiquitous computing, ou Ubicomp, une variante de la vision Weiserienne). Pour Teruyasu Murakami, l’un des pères fondateurs de cette vision, “la
civilisation du réseau ubiquitaire connectera tous les êtres humains
entre eux. L’utilisateur sera connecté partout, à tout et tout le temps
(…). L’étape suivante consistera à vouloir être connecté non pas aux
gens mais aussi aux objets.

L’humain – le plus souvent équipé d’un “communicateur universel” –
se situe au cœur de tous les scénarios et les schémas qui illustrent
cette vision. Mais il dialogue avec des machines qui ne se cachent pas
du tout, qui se revendiquent machines. Elles peuvent, dans l’intérêt du
dialogue, prendre des aspects sympathiques et humanoïdes (ou
animaloïdes), mais sans aller jusqu’à masquer leur différence.

L’internet des objets version UIT : des réseaux et des opportunités
Dans son rapport “The Internet of Things” (2005), l’Union internationale des télécommunications propose encore un autre point de vue. Elle part de l’internet, “en passe de devenir pleinement omniprésent, interactif et intelligent.” Et se projette : “l’avènement
de l’internet des objets créera une pléthore d’applications et de
services innovants, qui amélioreront la qualité de la vie et réduiront
les inégalités, tout en ouvrant de nouvelles opportunités de croissance
à un très grand nombre d’entreprises.”
Nous voilà un peu dans la
pensée magique, qui présente toutefois – nous y reviendrons –
l’avantage de fixer une ambition sociétale.

La société de surveillance : des pouvoirs et des consommateurs
Amnesia, une performance de Bill Brown, New York, 2002On
ne saurait occulter l’autre récit qui se développe en même temps que
les précédents et à mesure que certaines applications de l’internet des
objets deviennent réalité – dont font partie la vidéosurveillance et
les passeports Rfid –, celui d’une nouvelle aliénation. D’une double
aliénation, d’ailleurs, si l’on suit l’un des plus intéressants
penseurs et acteurs sur ce sujet, Rob van Kranenburg de la Waag Society
(dans un opuscule de 2008, lui aussi intitulé The Internet of Things (.pdf)) : “Deux
voies auront pour résultat moins de dialogue, moins de communication,
moins d’innovation, moins d’options durables. La première s’organise
autour du contrôle (…) La seconde cherche à masquer la complexité
technologique derrière des interfaces utilisateurs toujours plus
simples (…) Dans les deux cas, les citoyens ne peuvent pas apprendre
comment fonctionner au sein d’un tel système, ce qui ouvre par
conséquent toutes sortes de scénarios d’effondrement.

Nous avons préféré Kranenburg à d’autres dénonciateurs de la
“société de surveillance” (parmi les plus solides, citons tout de même
le collectif Pièces et main d’oeuvre),
parce qu’il place sur le même plan – de domination – l’approche
sécuritaire des pouvoirs politiques et économiques, et la sollicitude
servicielle des partisans de l’”intelligence ambiante”. Dans les deux
cas, l’individu et la société perdent (ou cèdent) le contrôle de pans
entiers de leur existence. Dans les deux cas, la technologie leur ôte à
la fois des soucis, et du pouvoir.

**

Ôter des soucis et du pouvoir aux individus : l’inverse de ce que
l’internet réalise depuis le début de son histoire ! Voilà, au fond, ce
qui trouble (ou devrait troubler) dans les récits de l’internet des
objets : ils racontent le contraire des visions transformatrices qui
accompagnent depuis toujours le développement et les mutations de
l’internet.

Daniel Kaplan

Aujourd’hui, l’”internet des objets” ne mérite donc pas son nom. Ce sera l’objet de l’article suivant : “Révolution ou déception ?”

Le dossier “Repenser l’internet des objets” :

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