les marques face à la révolution culturelle des User Generated Brand Contents

Le poids de l’audience, le choc des cultures

L’usage massif des médias sociaux sur internet n’a pas seulement
radicalement transformé les modes de conception et de diffusion des
contenus (informationnels, économiques, politiques, ludiques,
artistiques,…), il a aussi, de fait, transformé la manière dont
certains acteurs économiques doivent communiquer avec une « audience »
devenue active par la création intensive de contenus.

Depuis toujours figées dans un rôle hégémonique par rapport au grand
public et à leurs cibles marketing, imposant leur propre regard sur
elles-mêmes et inondant les média de leurs discours mono-directionnels,
les marques sont les premières « victimes » de ce bouleversement
radical et extrêmement rapide.

Depuis les premiers signes avant-coureurs ayant fait l’objet d’un
véritable déni pour beaucoup d’entreprises et de groupes porteurs de
marques, il est aujourd’hui impossible d’ignorer le succès des médias
sociaux comme phénomène culturel et surtout économique.

Pour le moment, on assiste à des tentatives plus ou moins réussies,
plus ou moins anticipatrices, plus ou moins créatives, et plus ou moins
stratégiquement cohérentes pour faire face à cette nouvelle donne.

Selon leur capacité à réagir face à cette véritable révolution
culturelle, certains secteurs, certaines entreprises porteuses de
marques ont su adapter leurs stratégies de communication et leurs
messages à une audience génératrice de contenus (mais peut-on encore
parler d’audience, dans ce cas-là ?).

Le secteur de la mode et du luxe entretient des rapports complexes avec internet, et ce bien avant l’arrivée des médias sociaux.

Depuis les années 50 (voire même bien avant, depuis la fin du XIXe
siècle, c’est-à-dire depuis l’industrialisation de la confection),
avant l’avènement des cultures numériques, la mode a toujours
profondément transformé les cultures contemporaines, portant les
valeurs des cultures adolescentes, révolutionnaires ou anticipatrices
que la musique et le cinéma donnaient à voir et à entendre, imposant
des ruptures corporelles, sexuelles et identitaires profondes à des
populations toujours plus nombreuses, dans des lieux toujours plus
reculés.

En matière de consommation, les codes de la mode et du luxe se sont
imposés comme référent absolu depuis les années 80. Territoire de
créativité intensive, en mouvement permanent, générateur d’empires, de
codes et de succès-stories hautement médiatiques, ce secteur a très
longtemps eu la place culturelle et économique enviable que semble lui
disputer aujourd’hui la nouvelle économie et culture numériques.

Du marché de l’art aux loisirs populaires, de la manière de faire
des images à l’éducation des regards, ce secteur a imposé ses valeurs
et ses discours à l’économie globale.

Au delà d’une opposition naturelle et profonde de deux cultures que
tout oppose (culture du secret de la création / open source, élitisme /
communication globale, virtualité / corporalité et matérialité, …), la
mode et internet ont appris à cohabiter, souvent pour le meilleur, si
on en croit les chiffres récents de la distribution textile online.

Le pouvoir économique et culturel de ce secteur étant
essentiellement fondé sur la puissance de ses marques (identités,
valeurs, stratégies créatives, images, modes de distribution), la
position hégémonique précédemment citée y avait (et y a toujours) un
rôle d’épine dorsale.

Depuis l’avènement des médias sociaux, les marques de ce secteur se
trouvent donc, comme les autres marques, mais plus fortement encore, en
situation de rupture pusiqu’elles se doivent de prendre en compte les
contenus générés par les utilisateurs d’internet sur leur compte comme
sur celui des marques concurrentes, ou sur la consommation en général.

Bien évidemment, ces discours générés par les internautes dépassent
largement le cadre de la pure consommation (comme la prescription
d’achat), pour toucher à la sacro-sainte créativité et non-moins saint
« bon goût » traditionnellement imposés par les marques de ce secteur
(comme le montre le succès de certains blogs de mode concurrençant les
éditos de magazines).

Dans leur utilisation des médias sociaux, on peut déceler des
stratégies assez variées qui reflètent à la fois leur appréhension
globale d’Internet et leur positionnement culturel contemporain.

Control-freaks ou free-style ?

Du point de vue des internautes, les média sociaux sont le lieu
d’une prise de parole libre, que ce soit sur leurs modes de vie, les
marques qu’ils consomment ou leur façon d’utiliser les produits de ces
marques.

En gestion de marque, tous les messages doivent être également pris
en compte, qu’il soit volontaires ou non, émis ou non par la marque. La
cohérence des messages sur la marque étant la garante d’une
communication efficace et de la pérennité de son succès, il est de la
responsabilité des entreprises porteuses de marque de prendre en
compte, voire de faciliter l’expression des internautes.

Systèmes de ratings de produits, fenêtres de commentaires, mais
aussi interprétations photographies et mises en scènes personnelles
sont autant d’appropriations subjectives des internautes. Ces contenus
sur les marques générés par les internautes (ou User Generated Brand
Contents) font désormais pleinement partie des discours produits sur
les marques.

Certaines marques abordent les media sociaux avec une totale
ouverture, s’adaptant pleinement aux codes « locaux », d’autres
montrent d’évidentes et fortes résistances à leur application. Dans ce
dernier cas, elles cherchent souvent à faire co-exister dans un même
espace deux cultures qui s’opposent, notamment dans la notion de
contrôle des messages.

Dans le secteur de la mode et du luxe, on peut notamment constater
différentes attitudes dans l’appréhension de cette nouvelle donne.

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Certaines marques ont su pleinement exploiter la créativité de leurs
utilisateurs (ou « fans », comme sur Facebook) à leur propre bénéfice,
permettant aux internautes de s’approprier pleinement leur marque et
leurs produits, comme la marque japonaise Comme des Garçons
qui soumet des propositions de design graphiques pour une ligne de
t-shirts ou qui laisse visible des interprétations photographiques
souvent taboues dans le secteur.
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D’autres, plus ancrées dans leurs codes et leur histoire, comme
Louis Vuitton, vont apparaître dans les medias sociaux avec leur
identité, en continuant à imposer et à contrôler leur image.

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Codes couleurs, typographies, discours hégémoniques purement
informatifs sur l’actualité de la marque, Vuitton reste Vuitton, même
dans un environnement comme Twitter ou Facebook, et aucune place n’est
réellement laissée au hasard, à l’interprétation ou à la discussion.
D’un point de vue stratégique, la marque utilise les médias sociaux sur
Internet comme n’importe quel autre medium de communication « classique
» : elle y contrôle ses contenus et se place comme la seule étant
capable de parler d’elle-même.

Qu’elles soient en mode « free-style » ou « control-freak », les
marques abordant les médias sociaux ne se contentent pas d’ajouter une
corde à leur arc de communication, elles produisent aussi un discours
méta-communicationnel très intéressant sur leur identité et la manière
dont elles s’inscrivent dans cette révolution culturelle.

D’un point de vue identitaire, pour reprendre nos deux exemples, il
n’est pas un hasard que Comme des Garçons permette une vraie liberté
créative, ayant dans son ADN de marque une vraie tradition de laisser
de nombreuses cartes blanches à des créatifs de tous horizons. De même,
ce n’est pas un hasard non plus si Vuitton tente de contrôler ses
contenus dans ce contexte, ayant une identité fondée sur des principes
d’élitisme, d’exclusivité et de secrets de fabrication propres aux
marques de luxe, qui ont construit la désirabilité sociale au cœur de
son succès mondial.

un ememple de défilé Comme des Garçons
un exemple de défilé Comme des Garçons

un exemple de défilé masculin Comme des Garçons
un exemple de défilé masculin Comme des Garçons

Media sociaux ou sites de marques ?

Dans leur approche des medias sociaux, les marques se trouvent aussi
confrontées à un choix important : leur faut-il utiliser les medias
sociaux existants drainant une audience très importante, ou construire
des espaces d’expression au sein de leur univers de communication (en
général, au sein de leur propre site web) ? Au delà des problématiques
de contrôle d’image, ce choix concerne la capacité de la marque à créer
un espace d’expression aux internautes, en cohérence avec son univers.

Dans notre secteur de référence, une des marques les plus
intéressantes dans sa compréhension des outils collaboratifs est sans
nul doute American Apparel.

Même si la jeunesse de cette marque explique sa totale compatibilité
avec les média numériques (on pourrait parler de marques « digital
natives », comme il en est des personnes), la finesse de sa stratégie
sur Internet reste marquante en comparaison avec le reste du secteur.

American Apparel est une marque aujourd’hui globale, née en
Californie, où tous les produits sont créés et fabriqués. Elle détient
une forte notoriété auprès de la population post-adolescente et mode de
la planète « hype ».

La marque propose des vêtements basiques dans une palette de
couleurs vives et des déclinaisons quasiment infinies de formes. Le
discours de créativité de la marque est transféré au client auquel elle
donne une complète liberté de choix (couleurs, formes) et de
combinaisons des vêtements pour créer un look unique et personnel.

La communication de la marque, axée sur la provocation sexuelle et
la prise de parole de « vraies » personnes (personnel de l’entreprise,
modèles-vendeurs, personnalités, …) est en parfaite cohérence avec les
imaginaires culturels adolescents de l’époque, entre Larry Clark, Vice
Magazine et Californication.

Pour revenir à l’utilisation des outils sociaux et collaboratifs de
la marque, on peut remarquer la place importante laissée au système de
rating et de commentaires sur les produits, dans le site e-commerce
d’American Apparel.

Les clients de la marque notent et commentent les produits qu’ils
achètent ou souhaitent prochainement acheter, avec des remarques
parfois tranchées et des critiques que l’on pourrait plus qualifier de
constructives que négatives.

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Demandes de déclinaisons dans de nouvelles couleurs ou de formes,
conseils de porté de vêtements et de détournement, conseils d’achat par
rapport à un type de corps… au-delà d’une fonction très pragmatique
avant achat, tous les commentaires laissés à la lecture de
l’internaute/client potentiel sont là pour antériner la sensation
d’appartenir à une communauté et de participer à l’élaboration et
l’évolution de la marque.

Ces sensations d’appropriation semble d’autant plus forte qu’elles
se développent au sein même du site ecommerce de la marque, en pleine
cohérence avec ce concept communicationnel de « libre prise de parole »
que l’on retrouve dans certaines campagnes publicitaires.

Vers une nouvelle esthétique ?

La marque American Apparel ne se contente pas d’utiliser des outils
collaboratifs et communautaires des média sociaux, elle en emprunte
aussi des codes esthétiques.

Sur son site e-commerce, comme dans ses campagnes publicitaires, la marque emploie un vocabulaire photographique du « snapshot » de la photographie numérique intime
ou du photoblog personnel. Les images semblent systématiquement avoir
été prises par des amateurs en train de documenter leur vie privée :
scènes sur le vif, toujours dans des distances d’intimité avec les
personnes, pauses lascives, lumière parfois brutale (flash), mannequins
« girl/boy next door »…

Sur le site, les photographies en vignettte qui montrent les
déclinaisons de couleurs pour un même produit se sont pas prises de la
même façon : chacune est « unique » dans son modèle, sa pause, son
décor.

Encore une fois, une « native digital brand » comme American Apparel
ne pouvait pas se développer autrement que dans les codes profonds de
la culture numérique (communauté globale, remise en question du concept
d’intimité, créativité individuelle de masse, …) mais on peut commencer
à s’intérroger sur l’avènement d’une véritable esthétique des médias
sociaux lorsqu’une marque ancienne s’empare aussi de ces codes.

Il sera difficile de trouver une marque plus statutaire et établie
qu’Hermès. Elle signifie plus que tout autre le luxe à l’état pur et un
certain art de vivre à la française (arts, littérature, histoire,
savoir-faire,…).

Hermès a dans un premier temps abordé Internet grâce au e-commerce,
en proposant un site de vente de cadeaux, « The Orange Box ».

Aujourd’hui, la marque propose un double site web,
avec une partie dédiée au e-commerce et l’autre à des contenus
éditoriaux de marque (aussi nommés « brand contents », mais nous
reviendront sur cette notion dans un prochain article). Cette dernière
partie du site mise sur la découverte et l’abondance de contenus sur
son histoire, ses produits, ses techniques et propose quelques goodies
ludiques et poétiques.

La partie « éditoriale » de la marque comporte des indices de la
finesse de compréhension de l’époque dans laquelle elle se trouve
aujourd’hui, puisqu’elle emprunte de façon plus ou moins directe aux
codes esthétiques des média sociaux.

Par exemple, dans la partie consacrée aux célèbres carrés de soie,
on peut trouver un « mur » de photographies de clients Hermès qui
proposent leur manière personnelle de porter le carré.

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Les valeurs d’internationalité et de personnalité (au sens de
l’unicité de l’individu) de la marque se retrouvent dans cette galerie
de portraits, mais aussi celles, beaucoup plus contemporaines et
exogènes d’objet communautaire, de liberté d’interprétation et
d’appropriation de la marque.

Cette galerie de portraits fait bien partie des User Generated Brand
Contents, et Hermès nous montre de façon très cohérente comment
l’aborder en accord avec son identité, en passant par une distanciation
poétique et esthétique.

Dans d’autres lieux du site Hermès, on retrouve cette esthétique des
media sociaux dans des contenus éditoriaux de marque : la galerie de
portraits « inter-générationnels » comme dans un photomaton et les
goodies « en papier » qui consistent à se fabriquer un produit Hermès
avec son imprimante, des ciseaux et de la colle.

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hermes-goodie

La marque a dans son identité même cette capacité à un regard sur
soi presque naïf et parfois surprenant, mais elle explore aussi
fortement cette nouvelle valeur contemporaine de l’appropriation
personnelle, subjective et finalement créative, apportée par la liberté
d’expression des média sociaux.

Vers un retour à la marque

Toutes ces stratégies de conquête de l’audience des média sociaux
sur Internet peuvent finalement se partager entre une volonté
d’utilisation littérale ou immédiate des outils et une recherche
stratégique sur les valeurs de marque.

Dans différents cas exposés ici, les marques qui réussissent leur
arrivée dans les média sociaux sont celles qui ont privilégié un retour
à la marque comme base de réflexion, en mettant en exergue ce qu’elles
ont en commun avec la culture et l’esthétique numériques au sein de
leurs propres valeurs identitaires.

Pour le moment, aucune règle pré-établie ne saurait offrir aux
marques de solution stratégique toute prête en réponse à cette
véritable révolution culturelle et économique.

En revanche, il semble de plus en plus évident que l’emploi littéral
et immédiat d’outils comme Twitter ou Facebook devrait laisser la place
à une réflexion plus en amont sur l’identité globale de la marque.

Ainsi, le rôle de chaque outil pourrait plus finement s’inscrire
dans une communication globale, en cohérence avec les valeurs de la
marque, en actualisant certaines et pas d’autres, laissant une place
assumée et intelligemment distanciée avec l’appropriation de la marque
par les utilisateurs générateurs de contenus.

Audrey Bartis.

http://fr.readwriteweb.com/2009/12/09/a-la-une/les-marques-face-rvolution-culturelle-des-user-generated-brand-contents/

mes autres articles publiés dans ReadWriteWeb France :

une interview de Manuel Diaz, CEO de Group Reflect sur les marques et internet

une interview de Gerard Hovagymian, pionnier du Net Art

une interview de Philippe Langlois, sur les rapports entre hacking et institutions

un article sur Dorkbot, des gens qui font des trucs bizarres avec de l'électricité, entre art et technologie

SOURCE = http://mekameta.blogs.com/

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