La comparaison internationale proposée par la Fondation pour l’innovation politique
permet de jouer au jeu des ressemblances et des différences entre les jeunesses de dix-sept
nations. Pour ne pas se contenter de décrire seulement ce qui sépare ou rassemble les
unes et les autres, il faut disposer d’un modèle de référence qui permette de déterminer si
les différences observées sont significatives. Dans un texte célèbre, Pierre Bourdieu affir-
mait que « la jeunesse n’est qu’un mot », étant donné que les différences sociales étaient
trop importantes pour conserver l’idée de l’existence d’un tel groupe d’âge (Bourdieu,
1984). Pour ce sociologue, le modèle de référence est celui de la domination sociale et
des inégalités sociales et culturelles. Ici, nous adopterons un autre cadre d’interprétation.
Nous chercherons à savoir comment les jeunes se conforment à l’injonction sociale de
devenir soi-même. En effet, le processus central des sociétés modernes est, selon Ulrich
Beck, l’individualisation (Beck, 2002). L’individu doit idéalement parvenir à se définir par
lui-même, à ne plus dépendre avant tout de ses appartenances héritées. Ce programme
découle de la philosophie des Lumières valorisant l’homme indépendant et autonome
(Kant, 1784). Cela présuppose que chacun se donne ses propres règles, refusant de se plier
à des ordres venus d’autorités supérieures.
Progressivement, ce programme a été appliqué dans les sociétés occidentales. Un
des indicateurs de sa diffusion est la transformation de l’éducation et du rapport entre
les générations. Le père, symbole de l’autorité légitime, va perdre de son pouvoir. Une
enquête américaine démontre le déclin de la valeur « obéissance » et la montée des valeurs
de l’indépendance et de l’autonomie tout le long du xxe siècle (Alwin, 1988). Les parents
insistent de moins en moins pour que leurs enfants se conforment à des principes exté-
rieurs ; ils cherchent de plus en plus à respecter la nature originale de chacun de leurs
enfants. Ils suivent les prescriptions des éducations dites « nouvelles ». Les règles ne dis-
paraissent pas, mais elles changent de régime : d’extérieures, elles deviennent intérieures
(selon la définition même de l’autonomie).
Contrairement à des visions erronées, l’année 1968 ne marque pas une rupture histo-
rique. Elle constitue plutôt une accélération d’un mouvement amorcé antérieurement. Les
jeunes revendiquent clairement leur refus de l’autorité au sein de la famille et de l’école.
Après une période d’excès, on aboutit à une situation dans laquelle l’obéissance se main-
tient, mais en étant en tension avec d’autres exigences : celles d’un enfant qui doit dès son
plus jeune âge avoir une certaine expression personnelle, le droit de dire ce qu’il ressent,
ce qu’il pense être bien pour lui.
Ce mouvement est d’autant plus nécessaire que l’évolution du monde, avec la mon-
dialisation, n’est possible que si les individus sur le marché du travail sont capables de
plus de mobilité, et aussi de plus d’innovation. Cette demande permanente d’invention au
xixe siècle est reprise par le capitalisme, qui exige de plus en plus aujourd’hui des salariés
autonomes, mobiles, créatifs (Boltanski, Chiapello, 1999).

Laisser un commentaire