Par leur richesse méthodologique et la diversité des activités qu’ils abordent, les travaux
de E.J. Marey auraient pu être le point de départ de recherches conjuguant les exigences de
contrôle expérimental reconnues aux sciences de la vie et la pertinence à l’égard des situations
de terrain qu’offrent les sciences humaines. Cependant l’étude du mouvement demeure clivée
entre des travaux privilégiant l’étude du sens, de la finalité ou de la fonction sociale des
mouvements ou des recherches en sciences du mouvement recourant souvent à des
mouvements sans sens, dénués de fonctionnalité. Quatre exemples volontairement éclectiques
(marche, taille de la pierre, jeu du piano et du violon) nous permettront de montrer le rôle
primordial du contexte de l’action et de la finalité dans l’organisation des comportements à
travers deux types d’interactions : celles du corps et de l’environnement et celles du sujet
manipulant un outil. Ces recherches tracent la voie d’une approche pluridisciplinaire du
mouvement qui permettrait de sortir des apories auxquelles conduit l’étude de sens sans
mouvement et de mouvements sans sens.
Au terme d’une série d’exemples d’actions graduellement virtuoses,
N. Bernstein aboutit à cette définition : « demand for dexterity is not in the movements
themselves but in surrounding conditions » (Bernstein 1996, p. 23). La prise en compte du
contexte n’est pas une simple garantie de validité expérimentale, mais une nécessité pour
l’intelligibilité des comportements. En conséquence, l’action peut être définie comme une propriété émergente de l’interaction de trois ensembles de contraintes, le sujet, la tâche et
l’environnement (Newell 1986, Bril 2002).
De manière complémentaire on pourrait définir
d’une part une habileté comme la capacité à exploiter les ressources de l’environnement pour
parvenir à un but donné et d’autre part, en plagiant N. Bernstein, considérer le résultat de
l’apprentissage ou du développement moteur comme la maîtrise des conditions de réalisation
de l’action le mouvement venant de lui même (Bersnstein, 1996, 234).
Mots clés
Activités finalisées, apprentissage et développement moteur, contrôle moteur,
expérimentation de terrain, Marey, Demenÿ
2
A la mémoire d'Esther Thelen
« Ce n'est pas dans les laboratoires ordinaires de physiologie que l'on peut étudier les
mouvements » (Marey 1883 p. 227).
Cette phrase, qui peut sembler polémique hors de son contexte est publiée en 1883, dans
un article de présentation de la station physiologique et des recherches qui y seront menées.
Elle reflète d’une part l’intérêt de E.J. Marey pour ce que nous appelons des activités
finalisées (Connolly & Dalgleish 1989) comme la locomotion ou l’utilisation d’outils et,
d’autre part les limites imposées par les expérimentations de laboratoire. Constatant les
évolutions dans d’autres disciplines et sans mettre en cause l’apport des études de laboratoire
à la physiologie, E.J. Marey (1883, op. cit.) considère que ces méthodes ne permettent pas
d’accéder « au jeu de la vie normale ». La physiologie doit selon lui sortir du laboratoire et
s’intéresser « aux différents problèmes de la vie pratique » sous peine de se voir « arrêter si
l'on ne peut aller observer la nature dans son propre domaine » (Marey 1883, p. 226). Ces
études in vivo restent cependant étroitement tributaires des techniques d’observation. Ainsi
seule l’invention et le perfectionnement continuels des différentes méthodes graphiques et
spécialement de la chronophotographie, ont rendu ce projet viable. L’intrication permanente
des questionnements scientifiques et des évolutions technologiques fut à cette époque à son
comble, l’innovation technique s’accompagna en effet d’un renouvellement des objets de
recherche.
En fervents partisans de la méthode expérimentale, tout en ayant le souci de l’étude
« grandeur nature », E.J. Marey et G. Demenÿ ont multiplié les comparaisons, filmant ainsi
des hommes marchant, courant, sautant, combattant au bâton, à l’épée ou au poing, ou encore
jouant du violon mais aussi une quantité considérable d’animaux, de l’insecte à l’éléphant en
passant par le renard. Sans doute suscitée par l’enthousiasme de la puissance descriptive de la
chronophotographie, la profusion d’images et l’éclectisme des espèces et des activités
abordées révèlent néanmoins la volonté d’une démarche comparative (Marey 1883). Les
études sur la locomotion humaine avaient ainsi pour but, à travers l’étude de différents
contextes, de « chercher les conditions extérieures qui modifient ces actes, celles, par
exemple, qui augmentent la vitesse de l'allure ou la longueur du pas et qui exercent ainsi une
influence favorable ou défavorable sur la locomotion de l'homme » (Marey 1883, p. 228). Ce
jeu sur les forces externes (Demenÿ 1924) qui contribuent à structurer les comportements,
montre clairement qu'en sortant du laboratoire la physiologie, devient clairement une étude de
l'interaction, et plus seulement une analyse du sujet isolé. Cette approche s'inscrit et étend la
démarche fondatrice de C. Bernard, qui recommandait de se méfier de la physiologie des
préparations isolées. L’esprit des travaux de E.J. Marey et son préparateur, G. Demenÿ
auraient pu jeter les bases de recherches conjuguant les exigences de contrôle expérimental
reconnues des sciences de la vie et la pertinence à l’égard des situations de terrain qu’offrent
les sciences humaines. Cependant l’étude du mouvement demeure clivée entre des travaux
privilégiant l’étude du sens, de la finalité ou de la fonction sociale des mouvements et des
recherches en sciences du mouvement recourant le plus souvent à des mouvements sans sens.
3
Oppositions entre sciences humaines et sciences de la vie : mouvements ou gestes
techniques
Dans la tradition des travaux de M. Mauss (1936), de A.G. Haudricourt (1987) ou de A.
Leroi-Gourhan (1964), les analyses des gestes techniques issues des recherches en sciences
humaines reposent le plus souvent sur des descriptions et typologies prenant en compte l’effet
produit sur l’environnement, ou encore la fonction sociale, voire symbolique des
mouvements. A l’opposée l’enjeu des recherches en sciences de la vie n’est pas de traiter ces
« causes finales » du mouvement (Siguan 1980) mais plutôt de s’intéresser aux « causes
efficientes », aux mécanismes de production et de contrôle du mouvement lui-même, sans
intérêt particulier pour la tâche/activité effectuée. Cette focalisation sur le processus au
détriment du l'intérêt porté au produit du mouvement, à deux conséquences : dans un soucis
de faciliter le contrôle expérimental, les sujets sont placés dans des conditions souvent
abstraites des caractéristiques essentielles des contextes quotidiens d’action, minimisant par
exemple l’effet des forces ou encore limitant artificiellement le nombre de degrés de liberté
impliqués dans les mouvements. La seconde conséquence intimement liée à ce souci de
contrôle expérimental, est l'absence de fonctionnalité évidente pour le sujet participant à
l'expérience. Soucieux, de maintenir « toutes choses égales par ailleurs », les travaux
expérimentaux proposent des tâches souvent inédites pour ne pas avoir à contrôler l'influence
de l'expertise antérieure des sujets. Cette solution de la nouveauté, apparemment simple pour
garantir l'homogénéité des groupes s'avère lourde de conséquence pour l'étude du
comportement moteur. Peut-on construire des tâches pour lesquelles nous sommes tous
novices au même titre. Car la dimension artificielle ou naturelle d'une situation expérimentale
ne se décrète pas par des critères externes simples, mais elle dépend étroitement de
l'expérience antérieure du sujet. Nous défendons une position en marge de l'opposition
récurrente entre laboratoire et terrain en affirmant qu'il n'y a pas de mouvements artificiels,
pas plus que de situations plus particulièrement écologiques, il existe seulement des tâches
(ensemble but / conditions de réalisation) plus ou moins inédites pour un individu donné.
L'apparente nouveauté que présentent les mouvements sollicités dans certaines situations n'est
pas neutre. À la manière dont les psychométriciens se sont confrontés à la question des
« culture-free tests » (Cole 2005), on peut s'interroger sur la possibilité de trouver des tâches
motrices réellement nouvelles pour un individu. Ne vaut-il pas mieux en ce cas contrôler cette
relation avec l'expérience antérieure en proposant des tâches finalisées, c'est-à-dire ayant un
sens pour celui qui l'exécute ?
"Live movement is a ball of entangle interaction"
Le rôle majeur que jouent à la fois la finalité de l'action et le contexte dans lequel elle
prend place à été abordé presque simultanément dans des démarches convergentes bien
qu'étant partiellement isolées. Le plan du premier chapitre d’un ouvrage de synthèse de G.
Demenÿ (1924) illustre en effet clairement la formule : "Live movement is a ball of entangle
interaction" proposée pratiquement au même moment par N. Bernstein & E. Popova (1929, p.
12). Cette convergence tient probablement non seulement à des préoccupations similaires, par
rapport à l'analyse du travail mais surtout à des choix techniques et méthodologiques. N.
Bernstein, comme E. Marey et G. Demenÿ ont étudié le mouvement d
9;experts, dans des
situations préexistantes à l'expérimentation, à l'aide d'outils techniques et de formalisation
mathématiques permettant une analyse détaillée de la complexité des comportements moteurs.
En pionnier de la biomécanique (Pociello 1999), G. Demenÿ oppose dans les causes du
mouvement, forces internes et externes, distinction reprise et poussée plus loin dans l'analyse
4
par N. Bernstein (1929/2003). Par la modélisation mécanique il décrit l’action conjointe de
l'activité musculaire et des effets de la gravité dans l'organisation du mouvement. Cette
distinction, étayée par deux nombreux exemples d’activités quotidiennes, montre à quel point
les forces nécessaires à la production de mouvements ne sauraient être assimilées aux seules
contractions musculaires. Au terme d’une série d’exemples d’actions graduellement virtuoses,
N. Bernstein aboutit à cette définition : « demand for dexterity is not in the movements
themselves but in surrounding conditions » (Bernstein 1996, p. 23). La prise en compte du
contexte n’est pas une simple garantie de validité expérimentale, mais une nécessité pour
l’intelligibilité des comportements. En conséquence, l’action peut être définie comme une
propriété émergente de l’interaction de trois ensembles de contraintes, le sujet, la tâche et
l’environnement (Newell 1986, Bril 2002). De manière complémentaire on pourrait définir
d’une part une habileté comme la capacité à exploiter les ressources de l’environnement pour
parvenir à un but donné et d’autre part, en plagiant N. Bernstein, considérer le résultat de
l’apprentissage ou du développement moteur comme la maîtrise des conditions de réalisation
de l’action le mouvement venant de lui même (Bersnstein, 1996, 234).
Apprentissage, développement : évolutions adaptatives, interactions avec l'environnement
L’apprentissage ou le développement serait alors un processus d’exploration et
d’exploitation des différentes contraintes de la situation. Ce terme relativement général peut
être précisé par deux notions, celle d’espace de la tâche et celle d’espace d’action perceptivo-
moteur1. La première, utilisée notamment dans l’étude de la résolution de problème,
détermine l’ensemble des états et transformations possibles d’un problème. Transposé à
l’étude du comportement moteur ce concept spécifie l’ensemble des actions permises par le
dispositif sur lequel on agit. Contrairement aux dispositifs expérimentaux qui ne permettent
d’agir que sur une ou deux dimensions, les situations quotidiennes recèlent un nombre
considérable de degrés de liberté. Elles restent ainsi plus difficiles à définir mais engendre une
diversité, voire une diversification d’actions essentielle et caractéristique de la plasticité des
comportements moteurs.
L’espace de la tâche est commun à tous et ne fait référence ni aux caractéristiques ni aux
compétences des individus. En revanche, les caractéristiques de l’espace d’action sont
déterminées par l’interaction des caractéristiques de la tâche et celles de l’individu.
L’exploration, les tâtonnements consubstantiels à l’apprentissage, prennent place dans cet
espace. Ces notions n’ont pour l’heure été mises en œuvre que dans des tâches expérimentales
exemptes de degrés de liberté redondant (Newell 1989, 1992), mais pourraient à profit être
mises en œuvres dans des tâches plus riches (Newell 1992). La nature et le nombre de degrés
de liberté doivent probablement influer sur les stratégies d’exploration décrites dans ces
travaux expérimentaux.
Une analyse fonctionnelle de la tâche
La définition précise de la tâche donne les premières clés de l’analyse en décrivant
l'objectif du mouvement que N. Bernstein définit comme la représentation du futur dont on a
besoin (Biryukova et Bril 2002). La prise en compte du but du mouvement est également
indispensable pour l’analyse. Considérer la marche avant tout comme un déplacement, peut
passer pour une lapalissade, c’est pourtant à partir de cette fonctionnalité que l’on peut
chercher comment sont produites les forces nécessaires au déplacement. Ainsi, contrairement
à certaines tâches expérimentales trop abstraites des forces communément en jeu dans le
1
perceptual-motor workspace
5
mouvement, les quatre exemples présentés ici mettent en évidence les origines multiples du
mouvement et empêchent d’assimiler mouvement et contractions musculaires. Pour reprendre
à nouveau les termes de N. Bernstein (Biryukova et Bril 2002), l’apprentissage ne se réduit
jamais à un « formule motrice » mais consiste plutôt en une « alliance » habile avec les forces
de extérieures.
Nous illustrerons la portée des principes qui viennent d'être exposés à partir de quatre
exemples proches des travaux de E.J. Marey & G. Demenÿ, montrant en quoi la
compréhension de la production de mouvements finalisés ne peut faire l'économie de l'analyse
des différentes contraintes qui pèsent sur la réalisation du mouvement et plus spécifiquement
celles qui permettent la production des forces à l'origine du mouvement, impliquant par-là
même l'étude des interactions entre l'organisme et l'environnement. Les deux premiers
illustrent les interactions entre les contraintes du corps et celles de l’environnement, tandis
que les deux suivants permettront d’aborder les relations avec un outil et le rôle de ces
propriétés dans la construction des mouvements.
Exemples d’expérimentation sur les activités finalisées
L'apprentissage de la marche
La marche chez l'homme, comme d'ailleurs chez l'animal constitue un des domaines
privilégiés des travaux de E.J. Marey et G. Demenÿ. Nous avons dénombré une dizaine de
conditions expérimentales susceptibles de répondre au second objectif que E.J. Marey s'était
fixé en 1883 : "chercher les conditions extérieures qui modifient les actes". Les marcheurs
sont filmés et enregistrés sur des plans inclinés, dans des chemins étroits empêchant les
oscillations latérales, portant des charges, chaussés de semelles de différentes raideurs, etc. G.
Demenÿ dans sa présentation de la marche chez l'homme insiste sur le fait que progresser vers
l'avant nécessite une force motrice par le biais d'une poussée exercée par le pied en contact
avec le sol. À la suite de ses travaux avec E.J. Marey, G. Demenÿ construit un dynamographe,
ancêtre des plateformes de force, qui lui permet, entre autre, de développer une problématique
de la marche en terme de pression normale et tangentielle et d'accélération du centre de
gravité (p. 260).
Malgré la diversité des situations de locomotions étudiées et bien qu'il existe une plaque
chronophotographique célèbre figeant des premiers pas, E.J. Marey et G. Demenÿ ne
semblent pas avoir consacré de travaux systématiques à la marche chez l'enfant. Dans les
années qui suivirent les publication de E.J. Marey et G. Demenÿ, McGraw envisageait
l'acquisition de la marche dans des termes tout à fait analogues soulignant que “… the big task
ahead of the infant is to develop a resistance to and a control over the force of gravity” (1932,
p. 292). À partir d'études longitudinales, en collaboration avec Y. Brenière, nous avons
montré que nombre de caractéristiques comportementales des mouvements de marche du jeune enfant trouvaient une explication « simple » dès lors qu'elles étaient interprétées comme
des solutions motrices permettant de créer des forces propulsives nécessaires au déplacement
du corps vers l'avant (Brenière & Bril, 1988, Bril & Brenière, 1992, 1993). Selon cette
perspective il s'agit tout d'abord de définir les conditions de productions de ces forces. En fait
seul un déséquilibre produit par une distance entre le centre de gravité (CG) et le centre des
pressions (CP) selon l'axe antéro-postérieur va permettre un mouvement du corps vers l'avant
(voir figure 1). Dans la marche, par définition, ce déséquilibre doit être produit dans une
6
succession d'appuis bipodaux et unipodaux. Au cours d'une séquence de pas le CG est
positionné soit en avant du CP, ce qui correspond à une phase d'accélération du CG, soit en
arrière du CP, ce qui correspond à une phase de freinage. Si l'on considère que pour marcher
vite il est plus aisé de faire des grands pas, on comprendra aisément qu'un pas long entraînera
une situation de déséquilibre plus importante qu'un pas court.
Insérer figure 1
Durant les premiers mois qui suivent les premiers pas, on observe une augmentation
importante de la longueur des pas, et une diminution tout aussi nette de l'écartement des pieds,
les années suivantes offrant une augmentation de la longueur des pas plus progressive.
Comment interpréter cette courbe de développement, une fois annulé ce qui, dans
l'augmentation de la longueur de pas, pourrait être dû à la croissance de l'enfant ? L'enfant qui
fait ses premiers pas n'a jamais fait l'expérience d'un déséquilibre unipodal qui, s'il n'est pas
compensé par une activité posturale importante, conduira inéluctablement à une chute. La
solution est alors de minimiser ce déséquilibre, de manière à ne pas tomber, tout en le
produisant malgré tout puisqu'il est la condition du déplacement : des petits pas répondent
dans un premier temps à cette contrainte de la tâche. Puis dès que l'enfant acquiert une
certaine expérience, développe une force musculaire plus grande en particulier au niveau des
abducteurs de la hanche, alors il maîtrisera mieux cette situation de déséquilibre, condition
nécessaire de la marche, et pourra faire des pas plus longs.
On retrouve cette idée lorsque l'on considère le mouvement vertical du centre de gravité
du corps. E.J. Marey et G. Demenÿ avaient travaillé sur la relation entre la pression des pieds
au sol et le mouvement du centre de gravité ce qui permettait, à partir des courbes
caractéristiques de l'accélération verticale au cours de l'appui, de spécifier l'effet de variations
des contraintes externes (charges, cadence) ou interne (fatigue) (Demenÿ, 1924 : 259-268). Ici
encore ces travaux ouvraient la voie à une meilleure compréhension des phases de chute et de
rattrapage de l'équilibre au cours de la marche : une accélération positive résulte d'une activité
de propulsion, alors qu'une valeur négative témoigne d'une situation de chute dynamique.
L'accélération verticale peut donc être interprétée comme un indicateur de l'activité
antigravitaire (Brenière & Bril, 1988). Ce paramètre renseigne ainsi sur la stratégie de
maintien à hauteur du centre de gravité au cours de la marche. Une analyse systématique de
l'accélération verticale au cours des cinq premières années de marche chez l'enfant nous a
permis de montrer que dans les premiers mois l'augmentation de longueur de pas allait de pair
avec une amplification de la stratégie de chute, l'augmentation du déséquilibre n'étant pas
compensée par une activité posturale. Il faut ensuite à l'enfant plusieurs années pour voir
disparaître cette stratégie de chute au profit d'une stratégie de propulsion durant l'appui
unipodal (Brenière & Bril, 1998).
Un dernier aspect du processus d'acquisition de la marche, montrant le rôle des
contraintes biomécaniques et celui de la gravité dans l'expression comportementale, concerne
l'initiation de la marche. Lors de l'initiation d'une séquence de pas, la durée du premier pas
varie d'un individu à l'autre et correspond à peu près exactement à la demi-période d'un
pendule complexe inverse (Brenière et al, 1987, Brenière & Ledebt, 1994). Cette durée
varient en fonction de trois paramètres : la masse du corps, la position du centre de gravité
relativement au sol et le moment d'inertie. Si l'on considère maintenant les très jeunes
marcheurs, on constate que la durée de ce premier pas correspond à la demi-période d'un
7
pendule inverse simple, qui elle ne dépend que d'un seul paramètre, la position du centre de
gravité (Brenière et al, 1989). Ces résultats nous permettaient de proposer l'interprétation
suivante : l'enfant se comporte "comme si" dans un premier temps il intégrait la position de
son centre de gravité, puis dans un second temps, sa masse et son moment d'inertie.
Ces études sur la marche chez l'enfant nous ont conduit à faire l'hypothèse que
l'acquisition de la capacité à marcher correspond à un apprentissage de l'utilisation des
contraintes mécaniques du système composé de son corps, du sol sur lequel il marche et de la
gravité ; en d'autres termes cette période est dévolue à l'intégration des contraintes posturales
aux nécessités dynamiques de la marche. Cet exemple montre à quel point on ne peut faire
l'économie de l'analyse du rôle des contraintes externes dans l’organisation du mouvement.
Le jeu du piano
C’est à nouveau autour de la question de relations entre mouvement et gravité qu’en
1926 N. Bernstein mène une étude sur la « bio-dynamique du touché pianistique »2. Ce travail
impressionnant à de nombreux titres avait pour but premier de décrire les relations entre
variations entre paramètres musicaux (tempo et intensité) et les mouvements (cinématique et
dynamique). Le second objectif, plus pragmatique, traitait d’un point de technique
pianistique : le rôle du poids du bras dans le jeu des octaves répétées. Nombre de théoriciens
du piano considéraient que dans ce contexte musical la frappe résultait d’un mouvement
passif. Plus largement, à en juger par sa critique des traités pianistiques, N. Bernstein souhaite
creuser ou plutôt démystifier par l’expérimentation, ce qui est considéré comme des
mouvements naturels. Il propose ainsi à 14 pianistes virtuoses quatre tâches musicales : les
deux premières consistent à jouer une série d’octaves répétées (mêmes notes) en variant
l’intensité (ppp à fff) et le tempo (jusqu’à environ 8 notes par secondes), les deux suivantes
permettent à travers des changements de notes et des rythmes pointés de montrer les effets
d’un mouvement sur le suivant, cependant l’analyse présentée dans cet article ne concerne
que les deux premières tâches.
Issue de la chronophotographie la kymocyclographique utilise à la fois une caméra rapide
(520 images/sec.) et des marqueurs placés sur le corps du pianiste qui est filmé dans le plan
antéro-postérieur. L’analyse cinématique des mouvements des trois articulations du bras est
complétée par le calcul des moments musculaires.
L’analyse, d’une richesse étonnante, décrit notamment des changements de modes de
coordination s
elon les contraintes de la tâche. Les tempi lents sont caractérisés par une forme
de mouvement décomposée avec probablement de plus longues périodes d’inactivité
musculaire, en revanche pour les tempi moyens les mouvements sont organisés en une chaîne
continue. Alors que dans les tempi lents et moyens, la main et l’avant bras se meuvent sous
l’effet de leurs propres forces musculaires. Dans les tempi rapides (à partir environ 6,5
notes/sec.) les mouvements de la main se transforment en une « oscillation élastique
forcée »3. Enfin, à l’exception des tempi extrêmement lents, moins de trois notes par
secondes, les mouvement de frappe ne sont jamais dus aux forces gravitaires, ce résultat
contredit donc les préceptes pianistiques évoqués précédemment. Partant du constat
désormais commun de changements de régime de coordination en fonction des conditions
d’exécution du mouvement, N. Bernstein s’interroge sur la pertinence d’une technique de
travail toujours abondamment utilisée par les musiciens : répéter lentement pour aller
2
“studies on the biodynamics of the piano strike” (Bernstein & Popova 1929/2003)
3
forced elastic oscillations
8
progressivement au tempo final. Cette étude du jeu du piano, singulièrement novatrice,
illustre le principe que nous décrivions comme caractéristique de l’expertise. La description
des oscillations forcées montre comment les pianistes experts parviennent à exploiter les
contraintes de la situation, ici les propriétés de leur corps pour parvenir à leurs fins. De ce
point de vue l’étude annoncée par N. Bernstein impliquant experts et débutants pourrait
s’avérer particulièrement intéressante.
La taille de la pierre
L'utilisation d'outils montre de manière peut-être plus claire encore le rôle des propriétés
physiques des éléments du système organisme/tâche/environnement dans la réalisation d'une
action. Qu'il s'agisse de E.J. Marey et G. Demenÿ (Demenÿ, 1924) ou de N. Bernstein (1927,
Biryukova & Bril, 2002) l'utilisation d'outils tels que le marteau, la hache ou même l'épée ou
la raquette de tennis (que l'on peut assimiler à un outil) ont fait l'objet de nombreuses
expérimentations. Ces auteurs mettent l'accent dans leur analyse sur la vitesse de la tête du
marteau ou de la pointe de l'épée, de ce que l'on désigne aujourd'hui comme le point de
travail. En effet c'est bien le comportement du point de travail, plus spécifiquement sa vitesse
(Ivanova, 2005), qui confère sa fonctionnalité au mouvement. G. Demenÿ dans une section
intitulée « Lois de la vitesse des mouvements : rythme et masse » (1924 : p. 121 et suiv.)
montre, à partir de nombreux exemples, le rôle des caractéristiques des outils sur la
production de la vitesse du point de travail : « la vitesse des mouvements est naturellement
liée à l'importance de la masse à mouvoir et à la force des muscles moteurs. Elle est
inversement proportionnelle à la masse et dépend de la force initiale et de la durée de son
action. Dans un mouvement de lancer, la vitesse dépend aussi de la longueur des leviers (…)
les observations faites à propos de la vitesse dans les mouvements naturels sont applicables
aux mouvement avec masses additionnelles (…) » (p. 121-23). Une analyse du mouvement
finalisé doit s'ancrer dans ces considérations.
Insérer figure 2
4
Partant de questions posées par des archéologues , sur les caractéristiques de l’expertise
impliquée dans la taille de perles de pierre dure telle qu'elle se pratique encore de nos jours à
Cambay (Gujerat, Inde) (Figure2), une première expérimentation de terrain (Roux, Bril &
Dietrich, 1995; Bril, Roux & Dietrich, 2000) avait montré que le niveau d'expertise était
caractérisé par la capacité à adapter l'accélération du marteau aux contraintes locales (dureté
du matériau, dimensions de l'éclat à détacher) tout en minimisant l'énergie dépensée. Par
ailleurs une analyse fréquentielle de l'accélération du marteau (enregistrée à l'aide d'un
accéléromètre uni-axial fixé sur la tête du marteau) montrait, chez tous les artisans, quelque
soit leur niveau d'expertise, un pic de fréquence dans une fourchette relativement restreinte,
entre 3,5 et 3,7 Hz. Nous avions fait l'hypothèse que ce pic de fréquence, commun à tous les
artisans, rend compte des caractéristiques bio-dynamiques du couplage marteau-artisan-
matière première. La capacité d'adaptation aux situations locales étant, dans cette hypothèse,
4
Cette recherche, trouve son origine dans un questionnement formulé par l'archéologue Valentine Roux,
a été en partie financée par l'ACI Cognitique, et a été à l'origine de la création d'un GDR intitulé "Evaluation des
habiletés techniques chez les hominidés. Habiletés impliquées dans l'action chez les Homo sapiens sapiens et
chez les primates".
9
due à l'aptitude du tailleur à jouer sur les propriétés de ce couplage lorsque la situation le
demande.
Nous avons testé cette hypothèse par la suite en faisant varier les propriétés physiques du
marteau utilisé (poids et longueur du manche). Comme l'avait très bien décrit G. Demenÿ, le
pic de fréquence observé varie en fonction de la masse du marteau et de la longueur du
manche (Bril et al., 2001). Les experts ont été en outre capables, malgré les modifications de
leur outil, de s'adapter au mieux pour parvenir à des produits finis de bonne qualité, alors que
dans ces conditions, la production des moins experts a été clairement détériorée. Ces résultats
confirment à nouveau les hypothèses avancées, à savoir que l'expertise relève d'une
exploitation optimale des contraintes de la situation. L’étude des coordinations du bras tenant
le marteau (Biryukova et al., 2005 ; Biryukova et Bril, 2008) permet aussi de mettre en
évidence un autre trait caractéristique d’un haut niveau de maîtrise : la possibilité de produire
un effet analogue par des mouvements différents. Cette caractéristique est d’ailleurs
mentionnée dans l’étude exposée précédemment (Bernstein & Popova 1929/2003 : p. 9), à
propos de la relation entre le mouvement et l’effet sonore.
Le jeu du violon
Au moment de la brouille qui opposa G. Demenÿ à E.J. Marey ses détracteurs
affirmaient qu’il était tout juste bon pour jouer du violon (Manonni 1995) ! Il est
effectivement filmé à plusieurs reprises jouant du violon, mais il ne tirera parti de ses
enregistrements qu’une quinzaine d’années après son passage à la station. Il publie en effet en
1905 un livre intitulé « le violoniste » proposant, notamment, quelques analyses de gestes
techniques, ce qui était sans précédent dans l’histoire des traités sur le violon. Il y décrit,
grâce à une technique astucieuse, un geste virtuose : le staccato, ce qui, au passage, laisse
présager de son niveau d’expertise. S’intéressant plus spécifiquement aux mouvements du
bras droit (plus facilement enregistrables) il décrit également les combinaisons de variations
angulaires qui permet le mouvement rectiligne de l’archet, et plus spécifiquement le rôle du
poignet dans la continuité du son lors des changements de sens de l’archet.
Le dernier exemple destiné à montrer l’interaction entre l’outil et l’utilisateur repose
sur une situation spontanément expérimentale
et inédite dans l’histoire de la musique :
l’interprétation sur instruments anciens. Depuis l’essor de ce mouvement dans les années
1960, cohabitent pour un même répertoire, deux styles d’interprétations ainsi que deux types
d’instruments. Les différences entre les violons baroques et modernes sont à la fois peu
importantes, permettant donc la comparaison, mais suffisantes pour provoquer des
modifications dans la manière de les utiliser. Quant aux styles d’interprétations ils sont
aujourd’hui largement diffusés. Nous avons ainsi proposé à trois groupes de violonistes
d’expertise différente5 6
, de jouer le même extrait sur les deux instruments en imitant les deux
styles d’interprétation. Demander une version à la baroque ou à la moderne permettait de fixer
un objectif musical clair.
5
Des violonistes ne jouant que des instruments anciens, d’autres pratiquant fréquemment les deux
instruments et à un troisième groupe de n’ayant jamais jouer de violon baroque,
6
Gavotte en Rondeau BWV 1006 de J.S.Bach
1
L’analyse des enregistrements sonores reposant sur des « corrélats acoustiques » des
styles d’interprétation7 a permit de montrer le bon respect de la consigne et globalement la
possibilité d’imiter les deux styles d’interprétation quel que soit l’instrument (Goasdoué
2004). Une analyse plus détaillée montre cependant que l’enveloppe des sons semble plus
systématiquement affectée par le changement d’instrument, alors que les variations de tempo
ne changent qu’en fonction du style d’interprétation. En revanche, le simple examen des
variations angulaires du coude et de l’épaule montre des modes de coordinations différenciés
selon le type d’interprétation et le type d’expertise (cf. figure 3). Parmi les violonistes jouant
du violon moderne (groupes 2 et 3), seuls ceux maîtrisant les deux types d’instruments sont à
même de produire un mode de coordination différent selon le type d’instrument. L’explication
la plus simple de ces changements consiste à prendre en compte la géométrie de la tenue du
violon, en effet un simple changement dans l’angle du corps et du violon provoque de
profondes réorganisations de la coordination du bras droit. Cependant, ces variations dans la
tenue de l’instrument ne peuvent seules justifier ces changements. Il est probable que le mode
de coordination plus propre à l’instrument baroque permette aussi de mieux maîtriser sa plus
grande souplesse (raideur de l’archet et des cordes).
Insérer figure 3
Ce travail illustre à nouveau les liens étroits entre l’expertise et la maîtrise de
conditions de réalisation de l’action. Il montre aussi clairement que le but, ici le projet
musical, agit comme n’importe quelle contrainte sur le mouvement, comme l’ont montré H.
Winold et E. Thelen (1995) dans les mouvements des violoncellistes. Au-delà de l’adaptation
aux caractéristiques de l’instrument cette expérience permet aussi de souligner la relative
indépendance entre projet musical et sa réalisation, ce que N. Bernstein décrivait aussi dans le
jeu du piano comme les différents moyens de parvenir aux mêmes fins. Enfin, cette
expérience montre aussi la possibilité d’expérimenter dans un contexte musical « crédible » et
de proposer une analyse compatible avec ce souci de validité écologique tel que nous l'avons
définit précédemment.
Pour un dialogue interdisciplinaire
Les divergences de vues entre sciences humaines et sciences de la vie à propos du
mouvement ou du geste, sont bien résumées par la distinction entre causes finales et causes
efficientes. Nous proposons par le biais d'une réflexion méthodologique une voie de
conciliation qui représenterait un double enrichissement. Cette conciliation qui n'est pas un
compromis, pose à nouveau la prise en compte de la finalité de l'action dans l'analyse des
interactions sujet–tâche–environnement. Cette forme de problème à trois corps nous paraît
incontournable pour comprendre la complexité des comportements moteurs. Négliger le sens
qu'a le mouvement pour celui qui l'exécute, conduit à méconnaître la manière dont il redéfinie
le but qui lui est assigné par la consigne expérimentale. De la même manière l'analyse
descriptive du mouvement la plus élémentaire, ne peut faire abstraction de relations entre les
caractéristiques de l'individu et du contexte. Enfin, une tâche apparemment semblable peut
être et être perçue comme très différentes selon les contextes.
7
Méthode d’analyse multivariée regroupant 24 critères élaborée sur la base d’enregistrements
commercialisés
1
Les exemples qui viennent d'être présentés illustrent clairement na nécessité de prendre
en compte la finalité et le contexte pour comprendre l'organisation du comportement moteur.
Nous défendons l’idée que cette prise en compte des interactions avec l'environnement n'est
pas une simple précaution méthodologique, une garantie de validité écologique, mais au
contraire une manière très différente d'aborder la compréhension des comportements.
Un nouvel exemple emprunté au développement moteur, souligne les implications
théoriques de cette approche. La disparition vers 4 mois de la marche automatique pourtant
observée à la naissance, a fait l'objet de nombreuses hypothèses théoriques sur le rôle des
évolutions internes (système nerveux principalement). Or ces options maturationnistes (Gesell
1929, Forsberg, 1999) sont mises en cause par la prise en compte de l'interaction entre les
propriétés du corps de l'enfant et celles de l'environnement (Thelen & Fisher, 1982). Il suffit
en effet de plonger les enfants à mis corps dans l'eau pour voir apparaître à nouveau ces
mouvements alternés des jambes après leur apparente disparition. Cet argument expérimental
simple et frappant est une leçon de parcimonie des explications. Ce soucis de simplicité des
explications ne s'accompagne pas d'une démarche nécessairement réductionniste. Au contraire
l'idée de « soft-assembled patterns » proposée par E. Thelen souligne la nature complexe et
multi-déterminée des comportements8. La recherche d’abord d’explications « les plus
simples » ne limite cependant pas la portée explicative et théorique de cette approche. L’idée
de soft-assembly, est un concept efficace pour penser les changements que ce soit dans
l’immédiat d’une situation d’action ou à l’échelle du développement (Thelen 2003).
L’étude de N. Bernstein sur le jeu du piano est un second exemple de l'apport théorique de la
prise en compte du contexte et des caractéristiques des tâches. La description des
changements de coordination selon les contraintes de tempo ou d’intensité préfigure
nettement plusieurs principes de l’approche dynamique des coordinations aujourd’hui
abondamment testés et validés. La richesse de l’analyse biomécanique lui permet de décrire
les relations complexes entre contractions musculaires et mouvement : « the same scheme of
muscle tensions can lead to very different patterns depending on the initial velocities and
positions of the body parts participating in the movement ». A cette non-univocité entre
contractions et mouvement qu’il décrit grâce à l’étude du piano (Bongaardt 1997) et qu’il
reprendra ensuite dans l’article sur la locomotion (1940/1967, p. 63) s’ajoute la possibil
ité de
produire le même résultat avec des mouvements différents. Les quatre exemples cités ici
illustrent clairement ce principe, d’où la nécessité de comprendre la fonctionnalité pour
comprendre le mouvement. Ces constats conduisent légitimement N. Bernstein à qualifier les
mouvements humains d’écheveaux d’interactions.
Apports de l'étude de l'apprentissage pour comprendre les gestes techniques
Les décalages entre niveaux d’analyse ne sont pas seuls responsables des
incompréhensions entre sciences humaines et sciences de la vie : les tâches et les méthodes
employées sont déterminantes dans la complémentarité de ces approches. L’exemple de la
taille de la pierre présenté ici, montre que le premier préalable pour le dialogue entre
disciplines est d’étudier des activités de terrain donc de partager un objet d’étude. Ensuite, le
choix d’outils d’enregistrement du mouvement impose également une définition précise des
objectifs de l’observation. Cette réflexion conduit à la formulation d’hypothèses sur les
8
“Movements can be seen as ‘softly-assembled’ patterns created and dissolved as tasks and
environments change” (Thelen 2003 b) p. 381
1
principes du mouvement observé qui ne s’imposent pas aussi nettement dans l’observation à
l’œil nu ou de simples films (Roux et Bril 2002). L'analyse fonctionnelle de la tâche s'avère
particulièrement importante dans cette phase d'instrumentation, concevoir la marche comme
un déplacement réalisé par une succession de déséquilibre conduit à s'intéresser d’abord aux
modes de variations de la distance entre centre de gravité et centre des pressions au cours du
pas, et non pas à la cinématique du mouvement de la jambe comme c’est la cas de
nombreuses études.
Plus largement les techniques d’enregistrement permettent de redéfinir les catégories de
gestes fondées sur l’apparence visuelle du mouvement et les descriptions à l’aide de notations
chorégraphiques (Hewes, 1955 ; Jablonko, 1968). Un projet en cours dans notre équipe9 nous
permet de discuter de la parenté fréquemment citée, et par ailleurs déterminante, dans les
questions phylogénétiques entre deux gestes de percussion, la taille de la pierre et le cassage
de noix (Boesch & Boesch 1993, Sugiyama & Koman 1979). Ce dernier exemple montre un
des apports de l’expérimentation en archéologie dont pourrait bénéficier d’autres sciences
humaines comme l’anthropologie ou encore la musicologie.
Tâches, terrains, techniques, théories
Les travaux de E.J. Marey et G. Demenÿ et mais également ceux de N. Bernstein
illustrent l’interdépendance entre l’objet d’étude, les méthodes et les théories. La possibilité et
probablement l’idée même de travailler sur des activités aussi variées n’auraient pas existé
sans les techniques d’enregistrement. Inversement, la richesse des analyses biomécaniques et
de leurs développements théoriques tient certainement à la richesse des tâches étudiées.
Bien que E.J. Marey, G. Demenÿ et N. Bernstein, aient été inventeurs ou au moins aient
contribué à la mises au point des dispositifs d’enregistrement du mouvement, ils ne sont pas
rester dans une fascination benoîte, ni pour la technique, ni pour les images qu’elles offraient.
E.J. Marey que l’on peut considérer comme un pionnier du cinéma n’a, longtemps, pas
reconnu d’autres intérêts que scientifiques à ses inventions, ce qui lui valu la brouille avec son
préparateur (Demenÿ) qui déposa un brevet de caméra reprenant une partie de ses inventions.
Contrairement à ce que pourrait laisser envisager la profusion d’images issues de la
chronophotographie et leurs qualités esthétiques, les travaux de E.J. Marey et G. Demenÿ ne
se sont jamais bornés à la curiosité du ralenti ou de l’arrêt sur image. Très vite E.J. Marey et
G. Demenÿ ont également compris l’intérêt de coupler différents modes d’enregistrements du
mouvement (semelles exploratrices, dynamographe, odographes) et n’ont pas abandonné les
apports des premiers appareils de la méthode graphique au profit de la plus spectaculaire
chronophotographie. N. Bernstein bien qu’ayant considérablement sophistiqué les techniques
mises au point par ses prédécesseurs français, est également très lucide sur l’apport des
techniques à la compréhension du contrôle moteur. Il résume, non sans humour, son point de
vue : « the idea of discovering dexterity with new, sophisticated devices is as naïve as the
feelings of the simple-minded peasant who was fascinated that the astronomers had been able
to discover the names of the stars by observing them through telescopes. » (Bernstein 1996 p.
20)
9
Ces travaux font partie d'un projet de recherche plus vaste "Des gestes pour utiliser des outils: entre
ordre de contraintes et variations culturelles" soutenu par le Ministère délégué à la recherche et aux nouvelles
technologies, dans le cadre de l'ACI TTT (2002-2005).
1
Ces travaux ont également pour point commun de partir de l’activité et de n’avoir pas
construit de tâches illustrant idéalement des principes théoriques. Le choix des activités
analysées par E.J. Marey, comme pour nombre de théoriciens aujourd’hui célébrés (Gibson
ou Bernstein), ont été souvent guidés par une demande sociale. Les promesses d’applications
furent d’ailleurs l’occasion d’un débat houleux à la chambre des députés sur la chaussure du
soldat, au moment où J. Ferry plaidait pour le vote d’une subvention en vue de la création de
la station physiologique (Mannoni 1997, Pociello 1999). Aurait-il pu en être autrement ? Les
espoirs d’application mêlés d’une foi dans le progrès ne pouvaient guère conduire à l’étude de
« mouvements sans sens ». Ce climat intellectuel conduit E.J. Marey et G. Demenÿ également
au choix d’une approche expérimentale, ce qui permît de montrer la possibilité et l’intérêt de
réaliser des « expériences de terrain ». L’intégration du contexte et de la fonctionnalité dans
l’activité est en effet indispensable à l’intelligibilité aussi bien des questions de transmission
culturelle que de l’apparition de nouvelles techniques. En retour, souhaitons que ce travail sur
des activités finalisées permette de repousser l’opposition récurrente et souvent implicite entre
aspects moteurs et cognitifs. Pourtant comme l’écrit avec malice E. Thelen (1987) à propos
d’une controverse désormais classique (Meijer, 1988) entre approches du contrôle moteur « je
pense donc je bouge »10.
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10
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1
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1
Légende des figures
Figure 1.
Illustration de la trajectoire du centre des pressions (CP) et du centre de gravité (CG) au
cours d’une séquence de pas.
ΔXp : longueur du pas (calculée comme la différence de position du CP dans le plan antéro-
postérieur, au début de l’appui unipodal, de deux pas successifs) ;
ΔYp : largeur du pas (calculée comme la différence de position du CP dans le plan frontal, au début
de l’appui unipodal, de deux pas successifs).
Figure 2.
Artisan au cours de l’expérimentation de terrain à Cambay, Gujarat, Inde.
L’expérimentation s’est déroulée dans un atelier de taille qui avait été prêté pour la durée de
notre séjour. Le mouvement était enregistré à l’aide de 4 capteurs éléctromagnétiques
(Polhémus) et d’un accéléromètre uni-axial positionné sur le côté non utilisé du marteau.
Figure 3.
Description des changements de coordination (à partir de variations angulaires du coude
et de l’épaule) lors d
’une version baroque sur chaque instrument (violon baroque et violon
moderne). Données pour trois violonistes.
Les "boîtes à moustaches" donnent la moyenne, l'écart type et l'amplitude des variations angulaires pour
chaque articulation.
1
Centre de
Gravité
(CG)
CG
CP
ΔXp
ΔYp
Déplacement antéropostérieur
D
ép
la
ce
m
en
t
la
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ra
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Centre des
Pressions
(CP)
Centre de
Gravité
(CG)
CG
CP
ΔXp
ΔYp
Déplacement antéropostérieur
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Centre des
Pressions
(CP)
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ix
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violon moderne
violon baroque
Les violonistes
baroques prisà
titre de groupe
témoinn’ontpas
jouéde violon
moderne
40 60 80 100 120 140 160
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80
100
120
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Coude(°)
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160
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Coude(°)
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)
Coude(°)
Gavotte en rondeau, BWV 1006, J.S. Bach
jouée sur
max.
min.
moyenne
+ écart-type
-écart-type
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violon moderne
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Les violonistes
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Coude(°)
40 60 80 100 120 140 160
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Coude(°)
Gavotte en rondeau, BWV 1006, J.S. Bach
jouée sur
max.
min.
moyenne
+ écart-type
-écart-type

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