La mort du cyberflâneur : le numérique ne sera pas plein de promesses, débordant de joie, de surprise et de sérendipité

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La lecture de la semaine est un très beau, et très nostalgique, texte publié récemment par Evgeny Morozov dans le New York Times. On connaît Morozov pour ses écrits dénonçant toutes les formes de technophilie béate (notamment The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom). Ce texte s’intitule “La mort du cyberflâneur” et je remercie Eric Dobler, fidèle auditeur de l’émission, de nous l’avoir signalé.

Evgeni Morozov raconte être tombé récemment sur un petit essai obscur datant de 1998. Dans ce texte,
était célébrée l’émergence du “cyberflâneur”, et dépeint un avenir
numérique plein de promesses, débordant de joie, de surprise et de
sérendipité. Cette vision du futur semblait garantie à une époque où “ce
que la ville et la rue étaient au Flâneur, l’Internet et les autoroutes
de l’information sont en train de le devenir pour le Cyberflâneur”.

Image : Capture d’une page de l’oeuvre humoristique de Louis Hart, Physiologie du flâneur, publié en 1841 et illustré par Honoré Daumier, Marie-Alexandre Alophe et Théodore Maurisset.

“Intrigué, dit Morozov, j’ai entrepris de découvrir ce qui était
arrivé au cyberflâneur. Les Cyberflâneurs sont rares et sont isolés, et
la pratique même de la cyberflânerie semble en contradiction avec le
monde des réseaux sociaux. Que s’est-il passé ? Et devons-nous nous en
inquiéter ?

S’intéresser à l’histoire de la flânerie, dit Morozov est une manière
de commencer à répondre à ces questions. Grâce à Charles Baudelaire et à
Walter Benjamin, qui considéraient tous les deux le flâneur comme
l’emblème de la modernité, cette figure est aujourd’hui intimement liée
au Paris du 19e siècle. Le flâneur déambulait tranquillement dans ses
rues et ses passages pour cultiver ce que Balzac appelait “la
gastronomie de l’œil”. Bien que ne dissimulant pas délibérément son
identité, le flâneur préférait marcher incognito. Le flâneur n’était pas
asocial – il avait besoin de la foule pour jouir –, mais il avait
besoin de ne pas s’y mêler, préférant les saveurs de la solitude. Et il
avait tout le temps pour lui : on raconte que certains d’entre eux
s’accompagnaient de tortues.

Le flâneur errait dans des passages pleins de boutiques, mais ne
cédait pas à la tentation du consumérisme ; le passage était un chemin
vers une expérience sensorielle riche avant d’être un temple de la
consommation. Son but était d’observer, de prendre un bain de foule, de
se saisir de ses bruits, de son chaos, de son hétérogénéité, de son
cosmopolitisme.

On vient bien, alors, pourquoi la cyberflânerie pouvait être une
notion tentante dans les premiers temps du Web. L’idée d’explorer le
cyberespace comme un territoire vierge, pas encore colonisé par les
états et les entreprises, était romantique ; un romantisme qui se
reflétait dans les noms des premiers navigateurs (”Internet explorer”,
“Netscape Navigator”). Des communautés en ligne comme GeoCities et
Tripod étaient les passages numériques de cette époque, vendant les
choses les plus étranges et les plus communes, sans aucune forme de
hiérarchie tenant à leur popularité ou leur valeur commerciale. Dans ces
temps-là, Ebay était plus étrange qu’un marché aux puces ; errer dans
ses stands virtuels était plus plaisant qu’y acheter quoi que ce soit.
Pendant une brève période, au milieu des années 90, Internet donnait
l’impression de permettre une renaissance inattendue de la flânerie.

Cependant, ceux qui nourrissaient ce rêve de l’Internet comme refuge
pour la bohème, l’hédonisme et l’idiosyncrasie ne connaissaient pas les
raisons pour lesquelles le flâneur originel avait disparu.

Dans la seconde partie du 19e siècle, Paris vécut un changement
profond et radical. La réforme architecturale et urbanistique planifiée
par le Baron Haussmann pendant le règne de Napoléon III fut
conséquente : démolition des petites rues médiévales, dimensions normées
des bâtiments, construction de grands et larges boulevards pour des
raisons d’hygiène et d’ordre public, installation de l’éclairage public,
etc.

La technologie et les évolutions de la société n’ont pas été sans
effet. L’augmentation de la circulation dans les rues a rendu la
déambulation dangereuse. Les passages ont été remplacés par des grands
magasins. Cette rationalisation de la vie urbaine a repoussé les
flâneurs, forçant certains d’entre eux à une sorte de “flânerie
intérieure” qui a connu son apogée avec l’exil que s’est imposé Marcel
Proust dans sa chambre (située, ironie de l’Histoire, boulevard
Haussmann).

Il s’est passé la même chose sur Internet. Internet n’est plus un
lieu de déambulation – c’est un lieu où l’on agit. Presque plus personne
ne surfe sur le Web. La popularité des applications, grâce auxquelles
nos téléphones et nos tablettes nous aident à faire ce que nous voulons,
sans même avoir à passer par un navigateur et parcourir l’Internet, a
rendu la flânerie plus difficile. Le fait qu’une bonne partie de
l’activité en ligne tourne autour de l’achat n’aide pas non plus.

Le tempo du Web contemporain a aussi changé. Il y a dix ans, un
concept comme le “web en temps réel” (Twitter, mise à jour des statuts,
réponses immédiates, etc.) était impensable. Il est aujourd’hui dans la
bouche de toute la Silicon Valley. Ce n’est pas une surprise, les gens
aiment la vitesse et l’efficacité. Mais le lent chargement des pages
d’antan, avec le bruit bizarre du modem, avait aussi son étrange poésie,
qui ouvrait un nouvel espace de jeu et d’interprétation. Parfois même,
cette lenteur nous alertait sur le fait qu’on était assis face à un
ordinateur. Eh bien cette tortue a disparu.

Mais si l’Internet contemporain a un Baron Haussmann, c’est Facebook.
Tout ce qui rend la flânerie possible – la solitude et l’individualité,
l’anonymat et l’opacité, le mystère et l’ambivalence, la curiosité et
la prise de risque – est attaqué par cette entreprise. Le problème est
pour Morozov bien plus profond que le business modèle de Facebook (faire
disparaître l’anonymat pour gagner de l’argent avec la publicité).
Facebook semble croire que les étranges ingrédients qui rendent possible
la flânerie doivent disparaître. “Nous voulons que tout soit social” a
récemment dit Sheryl Sandberg, une des dirigeantes de Facebook. Les
implications sont claires : Facebook veut construire un Internet où
regarder des films, écouter de la musique, lire des livres et même
surfer, n’est pas seulement un acte ouvert, mais un acte social et
collaboratif.

Pourquoi cette peur de la solitude ? se demande Morozov. C’est l’idée
que l’expérience individuelle est en quelque sorte inférieure à
l’expérience collective, l’idée qu’aujourd’hui, on ne doit se préoccuper
que de ce qu’on ne veut pas partager : tout le reste le sera
automatiquement. A cette fin, Facebook encourage ses partenaires à
construire des applications qui partagent automatiquement tout ce que
nous faisons : les articles que nous lisons, la musique que nous
écoutons, les vidéos que nous regardons (cela va sans dire que tout cela
a aussi pour but d’aider à cibler la publicité). Si Facebook arrive à
ses fins, toute l’actualité nous arrivera sans doute par là, sans même
que nous ayons à quitter son espace confiné pour visiter le reste du web
(c’est déjà le cas avec certains journaux comme le Guardian ou le Washington Post, lisibles depuis Facebook, sans qu’on ait besoin d’aller sur leurs sites). Ce que Robert Scoble, célèbre blogueur a décrit de la manière suivante :
“Dans le Nouveau Monde, vous aurez juste à ouvrir Facebook pour que
tout ce qui vous intéresse apparaisse sur l’écran”. Et c’est précisément
cela qui tue la flânerie, pour Morozov : l’essence même de la
déambulation du flâneur, c’est qu’il ne sait pas ce qui l’intéresse.
Comme l’écrivait l’écrivain allemand Franz Hessel : “pour s’engager dans
la flânerie, on ne doit rien avoir de trop défini à l’esprit”.

Selon Benjamin, la triste figure de l’homme-sandwich était la
dernière incarnation du flâneur. En un sens, nous sommes tous devenus
des hommes-sandwichs, marchant dans les cyber-rues de Facebook avec
d’invisibles publicités sur nos êtres en ligne. La seule différence est
que la nature numérique de l’information nous permet manifestement de
consommer dans la joie des chansons, des films et des livres, tout en
faisant la publicité.”

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

Cette lecture était liée à l’émission du 18 février 2012
qui était consacrée à comprendre l’implication du numérique sur la
politique et notamment comment il transforme le travail, la production
et la création, avec Marc Robert, directeur de la publication d’EcoRev’, Anita Rozenholc et Emmanuel Dessendier, qui ont piloté le numéro numéro 37 (été 2011) d’EcoRev’ sur les Réseau(x) et la société de l’intelligence : Le numérique sème-t-il la révolution ?

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