L’Amérique a colonisé nos inconscients (Wim Wenders)
Un reproche récurrent et pertinent dans les commentaires en réponse aux billets sur le manque de visibilité des intellectuels français
dans la réflexion sur internet : on pointe du doigt une vision
biaisée, férocement ancrée dans une tradition culturelle anglo-saxonne.
Dans les années 80, Wim Wenders était considéré comme un des grands cinéastes européens. Le qualificatif Européen est à lire ici en tant qu’indication de non-Américain : des films contemplatifs, poétiques ne répondant pas nécessairement au diktat d’un cinéma Holywoodien à la narration tirée au cordeau.
Pourtant, tout comme la nouvelle vague dont il s’inspire, ce cinéaste
reconnaît l’influence fondatrice du cinéma Holywoodien à travers la
citation éblouissante qui ouvre ce billet (et des oeuvres telles le
fameux Paris, Texas).
Comme Wim Wenders, je me sens profondément Européen. Et comme Wim
Wenders pour la culture cinématographique, je me demande s’il existe une
alternative au modèle californien pour la culture internet. (note : je ne me compare en aucun cas à lui, hein)
Formulé en d’autres termes : après avoir dominé culturellement sans partage à travers le cinéma notre représentation du monde de fin du XXème siècle, le modèle californien façonnerait-il identiquement notre manière de penser le monde interconnecté ?
Creative Ethos
Dans The Rise Of the Creative Class, ouvrage culte (non traduit en Français), Richard Florida réfléchit
à ce qui pousse la classe créative (les ingénieurs, designers,
informaticiens, artistes, architectes etc …) à se concentrer dans
certaines villes d’Amérique du Nord au détriment d’autres.
Dans le cadre de cette réflexion, il remonte à la notion du creative ethos, cette pulsion créative qui innerve nos sociétés de la connaissance et qui est notre source de richesse.
Selon Florida, le creative ethos contemporain naît de la
rencontre entre a) la contre-culture hippie qui s’est installée à San
Francisco et b) l’éthique protestante du travail (protestant work ethic).
Cette jonction improbable se produit à la fin des 60s en Californie.
C’est dans cet esprit qu’apparaissent des technophiles et entrepreneurs
aussi improbables que Steve Jobs, Paul Allen, Steve Wozniak or Gordon Moore (qui avant d’énoncer sa fameuse loi était réputé en Californie pour son inlassable action pacifiste).
Des génies hippies, chantés par des auteurs aussi radicaux que Richard Brautigan (les poèmes du recueil All watched over by machines of loving grace) et qui nulle part ailleurs qu’en Californie n’auraient été pris au sérieux
Ce Creative Ethos fonde bien entendu la culture internet, avec les valeurs décrites dans le billet consacré au sujet : méritocratie, esprit d’entreprise, pragmatisme, simplicité, post-idéologie et foi en l’avenir.
Si ces valeurs s’étaient avérées incompatibles avec la technologie,
nul doute que le darwinisme implacable du réseau s’en serait délesté. En
conclusion : ces valeurs sont là pour rester.
Gay, créatif et technologique
La théorie de l’essai de Florida, inspirée des travaux de Robert Lucas (prix nobel) et Jane Jabos : c’est le capital humain
des classes créatives qui enrichit les régions, ce ne sont pas les
entreprises qui s’y installent : ces dernières ne font que suivre les
classes créatives. Et ces dernières choisissent leur destination en
fonction de trois paramètres : les talents (le taux de personnes
éduquées), les technologies (dynamisme de la région dans les industries
technologiques) et la tolérance (indiquée par le nombre d’artistes,
musiciens et la taille de la communauté gay).
Cet ouvrage insiste ainsi sur la dimension multi-culturelle des
régions dynamiques, établissant une relation directe entre le dynamisme
de la scène musicale ou de la communauté gay, le taux d’immigration ou
la variété des communautés ethniques et la richesse générée par les
entreprises dans ces mêmes régions.
Eloge de la trans-disciplinarité
On arrive ici à un point essentiel de l’industrie du monde connecté : les multiples dimensions culturelles de ses leaders.
Des CEO qui jouent du rock (comme dans la convention d’Austin racontée par Florida), des dirigeantes d’entreprise éperdues de Littérature, des diplômés de business school qui créent des frameworks web open source et qui disent f**k dans leurs conférences à Stanford, des informaticiens fascinés de calligraphie, des hackeuses qui citent Hannah Arendt …
Il s’agit là d’une dimension multi-culturelle dans laquelle je me retrouve complètement.
L’impossibilité du creative-ethos.fr
Voilà un autre point d’achoppement avec la culture française où il y a
bien peu de fluidité socio-culturelle. Chez-nous.fr, chacun reste à sa
place, ce brassage n’a quasiment pas lieu. Le creative ethos,
cette jonction à l’intersection de la culture pop et de la culture
d’entreprise est tout simplement un territoire fantôme et inhabité.
Un élément remarquable noté par Florida : aux US, la vaste majorité des businessmen des nouvelles technologies sont liberals (i.e
progressistes et démocrates). Ce sont des personnes foncièrement
tolérantes, ayant complètement intégré la culture alternative ainsi que
les dimensions multi-ethniques et multi-culturelles des villes
créatives. Ce qui donne une épaisseur passionnante à leur réflexion sur
le net et aux services et produits qu’ils proposent.
A l’opposée, en France, les businessmen sont très largement conservateurs (mais ils n’ont pas le choix) et n’ont aucune culture pop : ils s’en contrefichent et n’y accordent absolument aucune importance. Sans parler des lacunes républicaines pour ce qui est de dimension multi-culturelle. Nos services et produits hi-tech sont dépourvus de creative ethos : ils sont dépourvus d’âme. Les blogs de nos businessmen sont à pleurer : y passer après avoir lu celui de 37Signals c’est un peu comme regarder Navarro après avoir vu 24 Heures Chrono.
Les artistes (musiciens, cinéastes, etc …), quant à eux, sont chez
nous violemment progressistes, volontiers pompeux et engagés (Malheur à l’oeuvre qui défend des causes – Nabokov), arc-boutés sur la préservation de l’état comme incarnation de l’égalité républicaine, et ont du mal à résister à la diabolisation systématique de l’entreprise.
Du coup, un évènement tel que SxSW est
complètement impensable en France. Une semaine où se superposent à
Austin, Texas un festival de rock, de cinéma et de technologies
interactives avec des conférences sur l’entreprenariat en NTIC, cela ne
peut simplement pas exister car il s’agirait de faire cohabiter des
mondes ennemis. Le Creative Ethos ne passera pas chez nous.
Remarque : la ville d’Austin est classée ville la plus créative
d’Amérique du Nord par l’étude de l’équipe de Richard Florida.
Une alternative française ?
Qu’aurions nous donc à proposer comme alternative au modèle Californien ?
Un besoin de prendre du recul et prendre son temps avant de proposer une réflexion comme le propose Frédéric Beck dans son très bon billet ?
Je n’y crois pas une seconde. Nous sommes entrés dans l’ère de
l’immédiateté. On peut s’en désoler, proposer un jugement et prétendre
que c’est mal, se mettre debout sur les freins, cela ne change rien à
l’affaire. C’est ainsi. C’est la métaphore du Kayak de Clay Shirky :
Social tools can’t be controlled. They’re just like kayaks : we
are being pushed rapidly down a route largely determined by the
technological environment. We have a small degree of control and that
control does not extend to being able to reverse or even radically alter
the direction we’re moving in.
Nous sommes dans le temps court. La réflexion doit s’adapter. Nous ne
pouvons pas demander au monde de s’arrêter, demander aux bloggers
d’arrêter de publier des billets ou aux tweeters de poster des liens,
tout cela pour prendre le temps de la réflexion.
Si la réflexion culturelle française était incontournable au temps
long des livres, ce n’est aujourd’hui plus le cas. Quelle est notre
réponse à cette disgrâce ?
Internet et l’Histoire
Après le cinéma, la Californie et à travers elle une certaine
Amérique (libérale, tolérante, ouverte et créative) a formaté la culture
internet à son image et avec ses valeurs.
Lorsque dans plusieurs siècles on se retournera sur cette époque charnière, équivalente dans sa dimension innovante et créative à la Renaissance, la civilisation dont on se rappellera sera celle-ci.
La composante anglo-saxonne de ma position sur le sujet n’est donc un biais, mais plutôt un alignement sur cette réalité : l’Amérique a colonisé notre conscience collective : le réseau.


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