Chris Anderson. Makers : la nouvelle révolution industrielle ?

http://blogs.lesechos.fr/internetactu-net/makers-la-nouvelle-revolution-industrielle-a12122.html

 

Pearson vient de publier la traduction du nouveau livre de Chris Anderson, intitulé Makers : la nouvelle révolution industrielle. Et comme tous les livres de Chris Anderson, c’est un évènement.

On se souvient de la Longue Traîne (qui vient de paraître en poche et dont nous avions publié la traduction de l’article originel) et de sa critique (voir “Que faire de la longue traîne“, qui depuis, étude après étude, montre que ses effets demeurent extrêmement limités – voir par exemple celle publiée dans le dernier numéro de la revue Réseaux). Cela n’a pas empêché le concept de demeurer l’un des plus stimulants de la nouvelle économie.

On se souvient également de Free (dont nous avions également rendu compte) qui s’intéressait à l’économie de la gratuité en proposant une intéressante taxonomie des modèles économiques du gratuit.

Makers aura probablement un succès comparable. D’abord parce
qu’Anderson demeure un formidable raconteur d’histoire, qui sait à la
fois trouver des exemples parlant et conceptualiser son propos. Dans Makers,
il mêle habilement histoire personnelle et storytelling pour décrire
comment appliquer le modèle de l’innovation distribuée du web au monde
réel. “Dans les 10 dernières années, on a cherché de nouvelles manières
de créer, d’inventer et de travailler ensemble sur le web. Dans les 10
prochaines années, on appliquera ces leçons au monde réel.”. Il endosse
sans complexe son costume d’acteur et de gourou du mouvement qu’il
décrit : “Le mouvement maker en est là où en était la révolution de la
micro-informatique en 1985 : un phénomène qui voyait de simples
bricoleurs contester l’ordre existant d’une époque”.

Car ce qu’il annonce n’est rien de moins qu’une révolution, comme le
clame le sous-titre de son ouvrage. Ce n’est pas tant celle de
bricoleurs qui subvertiraient le monde entrepreneurial, que celle d’un
nouveau modèle économique de la fabrication qui se met en place, que la
façon dont nous fabriquons le monde. Car la transformation qu’il annonce
n’est pas sans tensions. Le changement à venir n’est pas tant dans la
manière de fabriquer les choses que dans l’identité de ceux qui les
font. “La révolution de la fabrication permet désormais à chacun de
mettre des usines en marche d’un simple clic de souris”. Ce n’est pas
tant les processus de fabrication qui se transforment, que la manière
dont celle-ci est conçue : une fabrication libre et ouverte qui génère
des effets de réseaux massifs. La concurrence avec les acteurs
économiques établis s’annonce dure. Des entreprises vont fermer,
insiste-t-il. Des produits plus ouverts, moins chers, plus personnalisés
vont venir désormais concurrencer la production de masse. Les objets
deviennent du code et le code des objets. Pire, souligne-t-il, ce n’est
plus tant le code ou même le matériel qu’on échangera (celui-ci sera
accessible gratuitement et en ligne, offert aux remixages et
améliorations itératives de la communauté) que des services, que des
kits personnalisés qui vont transformer les biens communs matériels et
logiciels en produits finis (ou à finir).

C’est assurément là que la démonstration est encore fragile. Peut-on
croire à la fin de la production de masse alors que celle-ci n’a jamais
été aussi développée, alors que notre paresse y est si habituée ?
Peut-on croire que la révolution va venir de l’intérieure, plutôt que
poussée par les contraintes du pic de la production que nous avons
certainement déjà atteints ?

Si la force de la production distribuée est de faire entrer la
variabilité et la personnalisation… dans la fabrication, est-elle
appliquée à tous les objets que nous consommons ? Rien n’est moins sûr.
Pour l’instant, aucune idée radicalement transformatrice n’est sortie
des FabLabs (hormis les FabLabs eux-mêmes).
Les produits de masse ne vont pas disparaître, tempère Anderson, mais
la révolution des makers pourrait bien ouvrir un espace d’innovation
nouveau, qui s’appuie sur un modèle de production industrielle créatif,
collaboratif et ouvert dont la principale vertu est de reposer la
question de la possession et de la consommation. Reste à savoir si sa
part de marché, demain, sera aussi conséquente que l’espère Anderson.

Ce que décrit Makers n’est pas tant une nouvelle étape de la
croissance industrielle que son adaptation aux contraintes de demain,
qu’un appel à la fin de ses excès. Finalement, là où Anderson est le
plus convaincant, c’est quand il explique, plus modestement, son désir
de parvenir à vivre de ce qu’il fait et de transformer son rapport au
monde, pour fabriquer des choses qui nous soient plus adaptées. Si on
entend cela comme une philosophie de vie, à lire ce livre, on comprend pourquoi Anderson a décidé de quitter la rédaction de Wired
pour se lancer dans cette aventure. Après avoir accompagné celle du
web, l’avoir nourri de concepts et de réflexions passionnantes, il ne
pouvait pas ne pas se lancer dans la révolution de la fabrication qu’il
annonce. Son départ pour sa start-up, 3D Robotics est la preuve qu’il y croit. Il incarne les Makers qu’il décrit. Ceux qu’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee appellent de leurs voeux dans Race against the machine,
ceux qui vont inventer de nouvelles façons d’être productifs, se servir
de leurs connaissances technologiques pour “développer des niches
entrepreneuriales insoupçonnées”, ceux qui vont utiliser
l’automatisation matérielle et logicielle du monde… pour la subvertir.

Avec l’autorisation de l’auteur et de son éditeur, nous sommes
heureux de vous proposer un extrait de ce livre… forcément inspirant. –
Hubert Guillaud

La longue traîne des choses : disruptif par conception

Il y a changement transformatif quand une industrie se démocratise,
quand elle sort du seul domaine des entreprises, administrations et
autres institutions pour se mettre à la disposition des gens ordinaires.

Ce cas de figure n’est pas nouveau : on le voit se produire juste
avant que des industries monolithiques ne se fragmentent face à de
nouveaux entrants petits mais innombrables, comme on l’a vu dans
l’industrie de la musique et la presse écrite. Abaissez les barrières à
l’entrée et les foules se précipitent.

Tel est le pouvoir de la démocratisation : elle met les outils entre
les mains de ceux qui sont les plus à même de les utiliser. Chacun de
nous a ses propres besoins, ses propres compétences, ses propres idées.
Si nous avions tous la possibilité d’utiliser des outils pour couvrir
ces besoins, ou de les modifier en fonction de nos idées, nous
découvririons collectivement toute l’étendue de ce qu’un outil peut
faire.

L’internet a démocratisé l’édition, la radio et les communications,
entraînant un accroissement massif de la participation et du nombre de
participants à tout ce qui est numérique : la Longue Traîne des bits.

À présent, le même phénomène se produit dans l’industrie manufacturière : la Longue traîne des choses.

Mon premier livre La Longue traîne, portait justement là-dessus – le
basculement de la culture vers des biens de niche – mais principalement
dans le monde numérique. Pendant la plus grande partie du siècle écoulé,
la diversité naturelle et le choix de produits tels que musique, films
et livre ont été occultés par les limites matérielles des systèmes de
distribution traditionnels que sont les librairies, les chaînes de
radiotélévision et les cinémas. Mais une fois ces produits disponibles
en ligne dans des boutiques numériques aux « rayonnages » illimités, la
demande a suivi : fini le monopole du best-seller. Le marché de masse de
la culture s’est transformé en une longue traîne de micro-marchés,
comme tout adolescent d’aujourd’hui vous le confirmera volontiers (nous
sommes tous des labels indépendants à présent !).

En bref, notre espèce s’avère bien plus diverse que les marchés du
20e siècle ne l’indiquaient. Si le choix disponible dans les magasins de
notre jeunesse était limité, ce n’était pas parce que les goûts humains
l’étaient aussi mais parce que les exigences économiques du commerce de
détail l’imposaient. Nous sommes tous différents, nous éprouvons des
désirs et des besoins différents, et il y a place pour tous sur
l’Internet, ce qui n’est pas le cas sur les marchés physiques.

Le numérique n’était pas seul concerné, bien sûr. L’Internet a aussi
allongé la traîne des marchés de produits physiques pour les
consommateurs. Mais il l’a fait en révolutionnant la distribution et non
la production.

La limitation du choix de biens physiques au 20e siècle était due à
trois goulets d’étranglement – on ne pouvait acheter que les choses qui
répondaient à trois conditions :
1. Elles étaient assez demandées pour que les industriels les fabriquent.
2. Elles étaient assez demandées pour que les commerçants les aient en magasin.
3. Elles étaient assez demandées pour que vous les trouviez (via des annonces ou dans les vitrines des magasins des environs).

Comme Amazon l’a montré, le web pouvait être directement utile pour les deux dernières de ces conditions.

D’abord, avec leurs entrepôts de distribution spécialisés et plus
tard avec l’entreposage décentralisé assuré par leurs fournisseurs tiers
qui prennent en charge toute l’exécution des commandes, Amazon et les
autres ont pu proposer bien plus de produits que n’importe quel
distributeur physique. (Comme les premiers vendeurs sur catalogue, mais
sans être limités par le nombre de pages d’un document expédié par la
poste.)

Deuxièmement, l’adoption des moteurs de recherche en tant que
mécanisme de découverte a permis aux gens de trouver des produits qui
n’étaient pas nécessairement assez demandés pour légitimer leur présence
dans des magasins « en dur » traditionnels.

Dans le même temps, eBay en a fait autant pour les biens d’occasion,
d’innombrables commerçants en ligne spécialisés sont apparus et Google a
fini par les agréger au sein d’un outil idéal pour trouver n’importe
quoi. Aujourd’hui, le web a déjà fait naître une longue traîne de
produits qui rivalise celle des produits numériques. Les goulets
d’étranglement 2 et 3 ci-dessus ont largement disparu.

Qu’en est-il du premier goulet d’étranglement, la fabrication de
produits plus variés ? Eh bien, le web a été utile là aussi. Sa capacité
à saisir une « demande diffuse » (c’est-à-dire portant sur des produits
pas assez demandés en un endroit donné pour que les magasins physiques
les détiennent, mais qui devient significative dès qu’on parvient à
agréger la demande du monde entier) a permis à des fabricants de trouver
des marchés pour des biens qui sans cela n’auraient pas satisfait aux
conditions de la distribution traditionnelle. Davantage de produits de
niche ont donc été fabriqués car ils pouvaient trouver une demande
suffisante en se vendant en ligne à un marché mondial.

Mais ce n’était qu’un début. Rappelez-vous que la vraie révolution du
web n’a pas été seulement la possibilité d’acheter plus de choses avec
plus de choix mais de faire ses propres choses que d’autres pourraient
consommer. La multiplication des caméras numériques a entraîné celle des
vidéos diffusées sur YouTube, tandis que des outils numériques pour
micro-ordinateurs en faisaient autant pour la musique, l’édition et le
logiciel. N’importe qui pouvait fabriquer n’importe quoi s’il avait
assez de talent. Disposer d’outils et de moyens de distribution
puissants n’était plus une barrière à l’entrée. Avec du talent et de
l’énergie, vous pouviez trouver un public, même si vous ne travailliez
pas dans la bonne entreprise ou si vous n’aviez pas le bon diplôme.

Dans le cas du web, ces « choses » étaient et restent essentiellement
de la créativité et de l’expression sous forme numérique : mots,
images, vidéos, etc. Elles sont en concurrence avec les biens
commerciaux, non sur le terrain de l’argent, mais sur celui du temps. Un
blog n’est pas un livre, mais en fin de compte, c’est aussi un moyen de
distraire et d’informer. Le plus grand changement de la décennie
écoulée a été le déplacement massif du public vers la consommation de
contenus amateurs et non plus professionnels. L’essor de Facebook, de
Tumblr, de Pinterest et de tous les autres n’est rien moins qu’un
détournement massif d’attention au détriment des entreprises de contenus
commerciaux du 20e siècle et au profit des entreprises de contenus
amateurs du 21e siècle.

La même évolution affecte à présent les biens matériels. Les
imprimantes 3D et autres outils de prototypage de bureau sont
l’équivalent des caméras et des outils de retouche musicale. Ils
permettent à quiconque de créer des pièces uniques pour son propre
usage. Comme le disait le web-entrepreneur Rufus Griscom, fondateur de
Babble.com, « c’est la renaissance du dilettantisme ».

Au même moment, les usines du monde entier s’ouvrent, proposant des
fabrications à la demande via le web à quiconque dispose d’un modèle
numérique et d’une carte de crédit. Elles permettent à une toute
nouvelle catégorie de créateurs de se lancer dans la production, de
transformer leur prototype en produit sans avoir à construire leur
propre usine ni même à avoir leur propre entreprise. La production
manufacturière est devenue un « service cloud » comme un autre : depuis
un navigateur web, vous pouvez utiliser une petite fraction d’une vaste
infrastructure industrielle quand vous en avez besoin et comme il vous
convient. Quelqu’un d’autre gère ces usines auxquelles vous avez accès
au moment de votre choix, de même que vous faites appel aux énormes
fermes de serveurs de Google ou d’Apple pour stocker vos photos ou
acheminer vos courriers électroniques.

Pour le dire en langage de théoricien, les chaînes logistiques
mondiales sont devenues « à échelle libre » (scale-free), elles sont au
service aussi bien du petit que du grand, de l’inventeur amateur que du
groupe Samsung. Ce qui signifie, en langage non théorique, que rien ne
vous empêche de fabriquer quoi que ce soit. Les moyens de production
sont désormais aux mains du peuple. Comme le dit Eric Reis, auteur de
Lean Startup, Marx s’est trompé, « l’important n’est plus la propriété
des moyens de production. C’est la location des moyens de production ».

Ces chaînes logistiques ouvertes sont le pendant de l’édition web et
du e-commerce d’il y a dix ans. Le web, d’Amazon à eBay, a révélé une
longue traîne de la demande pour des biens physiques de niche ; à
présent, les outils de production démocratisés ouvrent la voie aussi à
une longue traîne de l’offre.

Chris Anderson

Extrait de Makers : la nouvelle révolution industrielle.

Hubert Guillaud

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