Jean Nouvel et Gilles Lipovetsky : la vie est (trop) belle ! L’architecte et le philosophe échangent leurs idées sur l’urbanisme, l’esthétisme et l’art

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Madame Figaro
Par Marie-Clémence Barbé-Conti
Jean Nouvel et Gilles Lipovetsky, la vie est (trop) belle Photo Justin Creedy Smith

Jean Nouvel, architecte, et Gilles Lipovetsky, philosophe.

L’architecte
rêve d’une nouvelle poétique de la ville. Le philosophe s’intéresse dans
son dernier essai (1) à l’utilisation consumériste de l’émotion
esthétique. Tensions entre l’art, le souci du beau et les lois de
l’argent.

Madame Figaro. – Gilles
Lipovetsky, vous décrivez dans votre livre une extension illimitée du
domaine du beau. Quels objets la symbolisent le mieux ?

Gilles Lipovetsky
– À partir du XIXe siècle, ce sont des choses aussi différentes que le
musée, le cinéma, la haute couture, les grands magasins, le design
industriel qui vont l’incarner. Ce que j’ai cherché à montrer, c’est
cette hybridation du commerce, du marché et du travail artistique que
l’on retrouve dans toutes les formes de production du monde. Une
dimension esthético-émotionnelle devenue centrale dans la compétition à
laquelle se livrent aujourd’hui les marques.

 

 Vous montrez aussi que cette esthétisation remonte à la nuit des temps. Quelles en sont les principales balises ?
G. L.
– C’est un processus anthropologique qui accompagne toute l’histoire de
l’humanité. On va le trouver dans les objets rituels, comme les
masques, les coiffes, les scarifications, les tatouages. Puis dans les
objets religieux, comme la pyramide et la cathédrale. À la Renaissance
apparaissent des formes aristocratiques extraordinairement
sophistiquées, qui visent à sublimer la vie urbaine et la vie sociale :
les palais, les châteaux, Versailles, la vie de cour et la mode.


Jean Nouvel.
– Ce qui est amusant dans ce que vous dites, c’est que cela décrit
exactement l’évolution de l’architecture en tant qu’art ! On part des
nécropoles et des premiers sites que sont les tombes, on passe à des
bâtiments religieux puis civils. Ensuite, l’architecture s’étend aux
palais. Jusqu’à la révolution industrielle où son champ va encore
s’agrandir et toucher l’urbain, le domaine industriel et, enfin, le
domaine commercial.

(1) L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste (éd. Gallimard).

Jean Nouvel et Gilles Lipovetsky, la vie est (trop) belle Photo Justin Creedy Smith

Ce que Gilles Lipovetsky dit
de Jean Nouvel : « L'ennemi de Jean, c'est la “machine à habiter”. Son
élégance est faite de structures sobres et épurées, de jeux avec la
lumière. »

“Le clonage est la négation de la ville”

Dans votre entretien avec Jean Baudrillard (2) et votre Manifeste de Louisiana, écrit en 2005, vous dénonciez, Jean Nouvel, les ravages de la standardisation et du clonage. Comment en est-on arrivé là ?
G. L.
– S’il y a un point où existe une tension, une contradiction, c’est
bien l’urbanisme. Ce n’est pas du tout la même chose dans la musique, le
cinéma, les objets. Si l’on regarde un magazine de mode, par exemple,
c’est une civilisation luxuriante que l’on donne à voir. Inversement,
quand on observe les nouvelles villes qui se répandent, c’est un
sentiment de monotonie, pas forcément de laideur, mais de répétition à
tous les coins de la planète.

J. N. – Devant les
infrastructures urbaines colossales qui se créent partout, j’ai
effectivement l’impression qu’il y a tout un pan du monde où les
problèmes esthétiques ne sont pas les premiers ! Je vois cette «
transesthétisation », selon l’expression de Gilles Lipovetsky, comme un
être qui parcourt le monde et la vit. Le clonage est la négation de la
ville, de l’expression même d’une civilisation. Or, on continue de faire
les mêmes erreurs qu’avant en toute conscience. On vous donne un
certain nombre de paramètres (géométriques, de densité…), mais on ne
vous demande pas de faire des lieux en liaison avec l’éphémère de la
nature, la lumière, le vent, et cette relation de l’éternité à
l’instant. Ce qui est le fond même de l’architecture. Moi, je défends
l’oxymore des « règles sensibles », et ce que j’appelle une « esthétique
de la révélation » – et même du miracle dans certains cas !

Prenons un exemple : la tour Montparnasse… Que feriez-vous comme miracle ?
J. N.
– Dans le cadre de mes réflexions sur Paris, j’avais fait signe à Frank
Gehry. Je sentais qu’il y avait un moyen de la transformer et qu’il
saurait faire ça, mais personne n’a lu ce que nous avons écrit (3) ! Je
lui disais que, dans la nuit, il y a des points forts qui se lisent dans
la ville, comme le dôme des Invalides ou le pont Alexandre-III. En
écho, il a imaginé une sorte de chevelure d’or, et la tour devient le
socle d’un objet d’art extraordinaire. C’est un renversement. Voilà un
exemple d’approche sensible.

Comment faire que le meilleur émerge de cette cosmétisation parfois chaotique, tout en préservant l’identité de chaque culture ?
J. N.
– En plongeant dans la mémoire du monde. Une ville naît du temps. Mon
truc, ce sont les racines – histoire, géographie, topographie (je suis
fils de géographe, j’ai du mal à l’oublier) – et tant qu’on n’a pas pris
en compte ces dimensions qui sont vitales, il y a quelque chose qui ne
va pas. Créer du sens d’abord et du sensible ensuite… Je suis une sorte
de Don Quichotte !

G. L. – D’un côté, le
capitalisme artiste crée effectivement une multiplication infinie
d’objets qui disparaissent à une grande vitesse. Mais en même temps, on
voit apparaître aujourd’hui tout un ensemble d’architectures sublimes
qui appellent un nouveau rapport à l’harmonie, à l’environnement et
recréent quelque chose comme de la grandeur, ce qui était le cas à la
Renaissance. Il n’y a même que l’architecture capable de créer ce
sentiment, et cela, c’est nouveau, sans équivalent dans l’art ni dans la
musique.

(2) Les Objets singuliers (éd. Arléa).

(3) Naissances et renaissances de mille et un bonheurs parisiens (éd. du Mont-Boron).

Jean Nouvel et Gilles Lipovetsky, la vie est (trop) belle Photo Justin Creedy Smith

Ce que Jean Nouvel dit de
Gilles Lipovetsky : « Gilles interroge la place du bien vivre dans un
monde hypermoderne globalisé, féru de créations à seules fins
marchandes. »

“Les artistes contemporains ont renoncé à l’esthétique”

Quelle place occupent aujourd’hui l’art et les artistes ?
G. L.
L’esthétique
telle qu’on l’entend au sens strict est beaucoup plus présente
désormais dans le cinéma, la musique, l’architecture, les magasins, les
magazines et les objets que dans ces expositions dites d’avant-garde qui
jouent sur les codes de la subversion et laissent le public un peu
dubitatif. En fait, les artistes contemporains ont renoncé à
l’esthétique à proprement parler : faire du beau n’est plus leur
vocation.

J. N.Depuis le
XIXe siècle et les découvertes de la photo, il y a une sorte
d’exploration générale du monde. Qu’est-ce qu’un grand artiste au XXe
siècle ? C’est quelqu’un qui s’est approprié un champ esthétique : ça
peut être du papier froissé, du verre cassé, des fils électriques, tout
ce qu’on veut, mais il y a un regard qui est qualifié sur le monde. Et
cette appropriation détermine un style. Finalement, ce regard nous
apprendrait que tout peut être beau…

Comment redonner aux créateurs un rôle de metteur en scène de leur temps ?
G. L. –
C’est effectivement leur mission de recréer des symboles, de grands
repères. Longtemps, l’esthétisation a été portée par les dieux, puis par
les princes, puis ça a été l’art pour l’art. Aujourd’hui, ce sont les
grandes entreprises qui, de fait, commandent l’univers esthétique à
l’intérieur du binôme qu’elles forment partout avec les

créatifs. Vouloir appliquer à
tout prix des formules qui marchent est un carcan qui banalise l’art,
lequel se trouve pris dans les filets du capitalisme artiste.

J. N.La grande évolution qui se
profile à mon sens chez les artistes du XXIe siècle, en tout cas, je
l’espère, c’est le retour à un art intégré et connecté. C’est pour cela
qu’il serait très important qu’il existe à nouveau un art de commande,
ce qui a été le cas durant des siècles. Et c’est aux politiques d’en
prendre l’initiative, comme les princes le faisaient autrefois.

G. L. – Pour l’urbanisme et les
grandes architectures, l’État a sans doute un rôle majeur ainsi que pour
l’éducation artistique des enfants dès l’école. Mais pour toutes les
autres dimensions esthétiques, que ce soit la musique, le cinéma ou le
design, c’est à l’intérieur même du monde marchand qu’il faut faire
avancer les choses. En sensibilisant les acteurs économiques afin qu’ils
laissent aux créateurs la possibilité de s’exprimer pleinement.

J. N.
– L’artiste doit sortir du musée, intervenir dans la ville, avec des
œuvres d’art vivant qui s’invitent dans la vie de tous les jours,
redeviennent le moteur de notre plaisir de vivre et remplissent une
véritable fonction de réenchantement. Surtout que l’art a pris des
formes incroyables : le land art, l’urban art et toutes les techniques
liées à l’image. On pourrait travailler à des échelles qui ne sont pas
encore exploitées.

L’artiste doit sortir du musée, intervenir dans la ville, avec des œuvres d’art vivant

 

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